Chronique

« Charles IX » de Marie-Joseph Chénier, une pièce de théâtre révolutionnaire

le 08/11/2019 par Philippe Bourdin
le 03/10/2019 par Philippe Bourdin - modifié le 08/11/2019
« St Prix, dans le rôle du cardinal de Lorraine, bénissant les assassins de la Saint-Barthélémi », dessin, Boizot fils, 1790 - source : Gallica-BnF
« St Prix, dans le rôle du cardinal de Lorraine, bénissant les assassins de la Saint-Barthélémi », dessin, Boizot fils, 1790 - source : Gallica-BnF

À la fin de l’année 1789, une représentation provoque une importante polémique parmi le Paris littéraire. Revenant sur les événements ayant conduit à la Saint-Barthélémy, elle critique sans détour l’hypocrisie et la violence de la monarchie française.

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Un spectacle conçu comme un « plaisir utile, politique et pédagogique » à destination du peuple et accueilli dans les grands théâtres de la capitale (c’est-à-dire non rejeté vers ceux des boulevards), tel est le vœu de Marie-Joseph Chénier. Sans doute en est-il également l’un des meilleurs réalisateurs avec sa pièce Charles IX ou L’école des rois, soumise en 1788 au Théâtre-Français, et inspirée de la vie du « maudit » roi de France du même nom, fils d’Henri II et de Catherine de Médicis à la santé fragile et mort à l’âge de 24 ans en pleine « guerre de religions ».

Dès les premiers mois de la Révolution française, le spectacle devient emblématique d’un certain « théâtre politique » par la hardiesse de son sujet, distinguant notamment les responsabilités de la monarchie et de l’Église dans la nuit de la Saint-Barthélemy, et pointant dans le même temps les mauvais conseillers de la Cour à l’heure où l’opinion publique gronde contre ceux de Louis XVI.

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« Malgré tous les obstacles, la tragédie de “Charles IX”, par M. Chesnier, a été représentée le 4 de ce mois », peut-on ainsi lire dans Les Annales patriotiques et littéraires du 8 novembre 1789. « On avoit blâmé le choix du sujet ; nous croyons, au contraire, qu’on ne pouvoit pas en offrir un plus fertile en vérités politiques ». Le journal pro-révolutionnaire poursuit avec enthousiasme la description du contenu de la pièce, qui n’est pas sans égratigner la monarchie française.

« Un Roi dépositaire du pouvoir, à qui la soldatesque obéit, est né faible, irrésolu : une Cour perverse le fatigue pour lui arracher l’ordre d’un massacre général, & pour rejeter ensuite sur lui seul l’horreur de tant d’abominables assassinats ; une femme cruelle prépare, au milieu des fêtes & des orgies, des scènes sanglantes, flatte les meurtriers, & caresse son fils pour l’armer contre ses sujets […]

Quel tableau ! C’est la fidélité historique : voilà ce qu’on a fait dans les Cours ; il est bon de le redire cent fois, afin que les sujets se tiennent sur leur garde.

La pièce a été applaudie : on a vu en frémissant, mais avec une sorte de plaisir triomphant, cette Cour de conspirateurs, montrant à nous leurs faces hideuses. Oui, voilà les leçons dont on a encore besoin !

Quand on entend les remords tardifs de Charles IX, on sent combien il est nécessaire d’avertir journellement les souverains de ne point céder à ces inspirations perfides & sanguinaires, qui les livrent à l’exécration des siècles. »

L’auteur introduit dans son spectacle les qualificatifs qui vont l’installer comme le chef de file des dramaturges engagés au service de la nation, et non plus de celui des princes protecteurs auxquels se référaient encore, par exemple, Corneille ou Voltaire – dont il revendique par ailleurs l’héritage.

Fort des entrées réalisées, Chénier vante les sujets historiques qu’il peut mobiliser pour la « régénération des mœurs » souhaitée par le camp révolutionnaire. Il postule ainsi dans son « Discours préliminaire » au spectacle une rénovation de la tragédie, « plus philosophique et plus instructive que l’histoire même » (p. 9), dont il voudrait qu’elle s’attache, en des intrigues et des pensées simples, à des sujets nationaux. Ils seraient seuls dignes de produire « cette électricité du théâtre » qui unit la multitude et fait que « l’opinion du peuple est désormais une puissance », que vient de sanctifier la Révolution (p. 16, 18).

Déjà lui semblent donc caduques des mots comme « seigneur »,  certains thèmes qui relèveraient de rodomontades militaires, de l’exaltation de quelques maisons puissantes et tout autant arbitraires, d’une humiliante galanterie, ou bien encore de pâles copies des modèles littéraires étrangers. Ces choix ne l’empêcheront cependant nullement d’alterner avec des références aux héros de l’Antiquité, tous les épisodes nationaux n'étant pas toujours en résonance avec les attentes révolutionnaires : si Charles IX, Henri VIII, Jean Calas, ou Fénelon occuperont grâce à lui les tréteaux entre 1789 et 1793, ils y voisineront donc avec Brutus et Cassius, Caius Gracchus ou Timoléon.

Portrait de Marie Joseph de Chénier, estampe, 1789 - source : Gallica-BnF
Portrait de Marie Joseph de Chénier, estampe, 1789 - source : Gallica-BnF

Pour l’heure, Charles IX, avant même la première du 4 novembre 1789, provoque une intense polémique. Elle part de la Cour, du haut clergé, de la Sorbonne, et plus généralement des adversaires de l’ordre politique nouveau, souvent sous couvert d’anonymat – par exemple le censeur royal Jean-Baptiste Suard dans le Journal de Paris ou de modérés échaudés par les journées des 5 et 6 octobre 1789 – ainsi du district des Carmes-Déchaussés, réclamant aux Comédiens-Français d’ajourner sine die les représentations.

Adepte du sensationnalisme et des ragots, le Journal général de la cour et de la ville, connu sous le nom du Petit Gautier, y va de cette formule :

« Au sortir d’une des représentations de Charles IX, un littérateur connu disoit à un jeune homme qui s’extasioit d’aise, & se pâmoit d’admiration au Tableau du Massacre de la Saint-Barthelemi :

“Vous avez raison, il y a un grand massacre dans cette pièce, mais ce MASSACRE c’est l’Auteur.” »

Le rejet du Charles IX est cependant plus complexe, fondé sur la dénonciation des incohérences historiques (le rôle imaginé du chancelier Michel de l’Hospital), sur le déséquilibre du récit et des actes (Gazette nationale, 21 avril 1790), sur l’avis hostile à sa représentation formulé par les commissaires de la commune de Paris (ils laissent croire que la pièce incrimine la nation), et sur les craintes pour l’ordre public manifestées par le nouveau maire de la capitale, Bailly.

Pour étouffer dans l’œuf l’agitation et la calomnie en gésine dans certains districts parisiens, Chénier, qui en a déjà appelé à l’opinion – et notamment à celle du public du Théâtre-Français dans diverses brochures, tracts et manifestations de l’été 1789 contre « les inquisiteurs de la pensée » –, n’hésite pas à contrefaire la plume de Suard pour publier sous ce nom un hommage à sa pièce... Il produit de même le 20 octobre 1789 une Adresse pour nier la dangerosité que dénoncent des « clabaudeurs », dans lesquels il voit les continuateurs des diffamateurs de Tartuffe et de Mahomet.

« En composant un ouvrage de la nature de celui dont il s’agit, j’ai dû m’attendre à des cabales très violentes ; mais aussi j’ai dû m’attendre à trouver un appui dans tous les hommes qui ont une âme énergique et libre, c’est-à-dire dans tous les vrais Français. »

Sa hardiesse à redéfinir le genre tragique lui rallie en effet des hommes de lettres, notamment ceux du club des Cordeliers auquel il appartient. Palissot, dont une partie de la carrière reposait sur ses lourdes attaques contre les philosophes en général, et Diderot en particulier, se fait maintenant le protecteur de Marie-Joseph. Rien ne convainc cependant Levacher de Charnois, rédacteur en chef du Spectateur national et observateur intransigeant des règles classiques :

« Il nous semble que M. de Charnois peut au moins se prévaloir d’un grand avantage sur notre petit Shakespeare, c’est que le journal a les mêmes lecteurs tous les jours, au lieu qu’on ne voit qu’une fois, tout au plus, Charles IX. »

Charles IX assure pourtant la gloire de Chénier :

« Cette tragédie ne doit pas être jugée légèrement ; l’éclat qu’elle a fait dans le monde la rend décisive pour la réputation de l’auteur […]. Quoi qu’il fasse désormais, on dira toujours de lui : “c’est l’auteur de Charles IX”.

Selon le sens qu’on y attachera, ces quatre mois influeront sur la destinée de ses autres ouvrages : l’opinion qu’il aura lui-même de celle-ci influera sur leur valeur ; & celle que le public adoptera définitivement sur Charles IX peut n’être pas indifférente pour le sort de notre scène tragique. »

La pièce devient un marqueur du camp patriote. Début 1790, lors du procès du marquis de Favras, accusé d’un complot royaliste visant à exfiltrer la famille royale hors de France, l’acte d’accusation n’omet pas de solliciter du futur condamné à mort son avis sur la pièce, qu’il est supposé avoir voulu faire interrompre à la troisième représentation. Le peuple semble avoir voté, si l’on en juge par « la foule que cette jolie pièce attire au théâtre n’embarrassant pas ordinairement la sortie des cochers, ni des carrosses, ni de tout le fracas aristocratique ».

Toutefois, un succès est toujours éphémère, et en mai, alors que le revenu des représentations a beaucoup baissé et qu’il risque de perdre ses droits d’auteur, Chénier demande que sa création soit retirée de l’affiche.

La représentation de Charles IX est à nouveau demandée lors de la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 par les représentants de divers départements (Marseille, Aix, La Rochelle, Besançon, Nîmes, Montpellier), appuyés par Danton et Mirabeau, tandis que la troupe du Français se divise sur cette nécessité, entre les Rouges menés par Talma et les Noirs inspirés par Naudet.

« Demandée par le public, refusée par les comédiens, ces derniers ont lutté de tout leur effort contre le parti de Charles IX.

Mais le sieur Talma s’étant déclaré pour ce Prince, la ligue a plié sous lui. Le lendemain on a joué Charles IX. »

La revendication d’un théâtre national deviendra un topique des réflexions sur cet art ; le public y gagnera un droit éminent de censure.

Philippe Bourdin est historien, professeur d’histoire moderne. Il fait partie du Centre d’Histoire « Espaces & Cultures » de l’université Clermont-Auvergne.

Pour en savoir plus :

Michel Biard, « La bataille des rois de papier sur la scène théâtrale parisienne (1789-1790) », in Paul Mironneau et Gérard Lahouati (dir.), Figures de l’histoire de France dans le théâtre au tournant des Lumières (1760-1830), Oxford, Voltaire Foundation, 2007, p. 117-132

Charles Walton, « Charles IX and the French Revolution: law, vengeance and the revolutionary uses of history », in: European Review of History, vol. 4, n° 2, 1997, p. 127-145

Marvin Carlson, Le théâtre de la Révolution française, Paris, NRF, 1970, p. 37

Saint Albin Berville et Jean-François Barrière, Mémoires de Bailly, Paris, Baudouin, 1821- 1822, tome II, p. 282.

Marie-Joseph Chénier, Dénonciation des inquisiteurs de la pensée, Paris, La Grange, 1789.

Jean-Baptiste Suard [alias Chénier], À Messieurs les Parisiens sur la Tragédie de Charles IX, Paris, n.l.n.d. [1789].

Marie-Joseph Chénier, Adresse aux soixante districts de Paris, n.l. n.d. [1789].

Adolphe Lieby, Étude sur le théâtre de Marie-Joseph Chénier, Paris, Oudin, 1901, p. 35 ; Charles Palissot de Montenoy, La Critique de la Tragédie de Charles X, Paris, Didot jeune, 1790.

Notre sélection de livres

Étude sur le théâtre de Marie-Joseph Chénier
Adolphe Liéby
Tableau historique de l'état et des progrès de la littérature française
Marie-Joseph de Chénier
Mémoires de Bailly
Berville et Barrière
Charles IX, ou La Saint Barthélémy
Marie-Joseph Chénier