Chronique

Le mythe arthurien selon Cocteau : songes et démence

le 24/07/2021 par William Blanc
le 17/12/2019 par William Blanc - modifié le 24/07/2021
Photo extraite du recueil « Les Chevaliers de la Table ronde » de Jean Cocteau, 1937 - source : Gallica-BnF
Photo de la pièce « Les Chevaliers de la Table ronde » de Jean Cocteau, 1937 - source : Gallica-BnF

Fin 1937, le poète et dramaturge Jean Cocteau s’inspire (très) librement des Chevaliers de la Table ronde pour mettre en scène une pièce éthérée, en décalage avec le texte initial. Derrière la provocation se cache une vision romantique du Moyen Âge, où jeux de masques et folie triomphent de la réalité.

Le 14 octobre 1937, le théâtre de l’Œuvre à Paris accueille une pièce hors-norme : Les Chevaliers de la Table ronde.

Hors norme, car il s’agit d’une des premières fois que le mythe arthurien est adapté sur scène en France, alors qu’il est en Angleterre (et encore plus aux États-Unis) particulièrement populaire. Hors norme, car la pièce est écrite par Jean Cocteau, figure montante des cercles littéraires, et que les costumes sont signés Coco Chanel.

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Pourtant, malgré une couverture de presse importante, la pièce ne rencontra qu’un succès mitigé et a vite été oubliée. Il faut dire que le thème du Graal ne suscite pas dans l’Hexagone un grand attrait, au point que le journaliste de L’Intransigeant s’exclame, avant de parler de la pièce, dit : « Ah ! L’on se souviendra de ce temps-ci, ou la critique fut obligée de refaire ses classes pour initier les étrangers et les Français aussi […] au cycle d’Artus ou de La Table Ronde » tandis que pareillement, celui de La Croix demande à ses lecteurs :

« Peut-être avez-vous entendu parler de ces héros qui ont noms : Artus, Lancelot du Lac. Merlin l’enchanteur, la fée Mélusine, Guenièvre, Iseult, que Tristan aima, etc. ?

Cela importe peu, d’ailleurs. »

Pire, les quelques personnes, souvent lettrées, qui se fascinent pour les exploits de la Table ronde, ne se reconnaissent pas dans le travail de Cocteau. Robert Kemp, critique théâtrale (et futur académicien), explique ainsi dans les pages du Temps, le 25 octobre 1937 :

« L’approche de cette pièce m’excitait assez. Nous sommes tellement sevrés de légendaire ! […]

Allais-je retrouver Marie de France, Chrétien de Troyes, les auteurs de Lancelot du Lac, les enchantements qui affolaient don Quichotte ? Et aussi ces bonbons anglais, les Idylles du roi, dont notre enfance était gourmande ? […]

Reverrais-je la Viviane de Brocéliande, de la forêt de Paimpont, où les automobilistes essayent de rêver, eux-mêmes ? […]

J’ai éprouvé quelques déceptions, au début [de la pièce]. Je n’ai pas reconnu mes personnages. »

Cocteau reconnaît lui-même s’être bien peu préoccupé de « respecter » les textes médiévaux, qui avaient pourtant été publiés de manière modernisée par Jacques Boulenger, dans la présentation de la pièce qu’il fait paraître dans le Figaro du 14 octobre 1937 :

« Une fois la pièce écrite, je me documentai, je me trouvai en face de mes fautes de fabuliste et je décidai de m’y tenir. »

En réalité, l’usage du Moyen âge merveilleux que fait Cocteau s’inscrit dans la lignée des courants dadaïste et surréalistes qu’il a fréquentés. Comme eux, Cocteau estime qu’une œuvre d’art ne doit pas représenter un propos rationnel, mais doit au contraire laisser s’exprimer le langage complexe des songes.

Colette, qui chronique la pièce pour le Journal le 24 octobre 1937, ne dit pas autrement :

« Merlin l’enchanteur, le roi Artus, Parsifal ou Galaad, le Graal, autant de champions qui défendirent un des fiefs du merveilleux.

Maint esprit adulte se saisit de la légende bretonne et prétendit l’accommoder au goût de l’avide et dédaigneuse enfance. Wagner étouffa sous sa musique le scénario de Parsifal, que je trouve extrêmement ennuyeux.

Ce que Cocteau ajoute à la légende célèbre lui fut dicté, nous conte-t-il, par la nuit, le sommeil et le songe. Inspirateurs familiers du poète, ils n’aiment guère les règles de la morale humaine. »

Image tirée de la pièce et publiée dans Excelsior, octobre 1937 - source : RetroNews-BnF
Image tirée de la pièce et publiée dans Excelsior, octobre 1937 - source : RetroNews-BnF

Associée depuis l’époque romantique aux passions, voire à la folie, au contraire de l’Antiquité liée elle au rationalisme, à la morale ou à la philosophie, les temps médiévaux semblent être seuls à même de laisser s’exprimer cette « parole des songes », comme l’explique Cocteau dans son article pour le Figaro du 14 octobre 1937 :

« Pour mon drame Les Chevaliers de la Table ronde, où je semble rompre avec une sorte de manie de la Grèce, il serait fou de s’appuyer sur la fable et sur l’exactitude, la source d’une œuvre de cet ordre étant l’inexactitude même et l’exactitude n’y trouvant plus de place que sous les formes secrètes, du nombre, de l’équilibre, des perspectives, des poids et mesures, des Charmes, etc… »

Rejeter la « manie de la Grèce » permet également de rejeter le théâtre classique, notamment celui de Racine (que critique nommément Cocteau), centré sur l’Antiquité et sur le besoin de diffuser une morale où le devoir triomphe de la passion. Ce que veut l’auteur des Chevaliers de la Table ronde au contraire, c’est raconter ses nuits et ses gouffres. Comme il le dit lui-même :

« Il me paraît […] intéressant de dire comment cette œuvre est née. Qu’on ne cherche pas une louange indirecte dans le fait que je m’en rende irresponsable. L’inspiration n’arrive pas nécessairement du ciel.

Il faudrait pour l’expliquer remuer la ténèbre humaine et sans doute n’en sortirait-il rien de flatteur. Le rôle du poète est humble. Le poète est aux ordres de sa nuit.

En 1934, j’étais malade. Je m’éveillai un matin, déshabitué de dormir et j’assistai d’un bout à l’autre à trois actes dont l’intrigue, l’époque et les personnages m’étaient aussi peu familiers que possible. Ajouterai-je que je les tenais pour rébarbatifs.

C’est trois ans après que j’arrivai à sortir l’ouvrage du vague où je le tenais en marge comme il nous arrive, malades le matin, de prolonger nos rêves, de barboter entre chien et loup et d’inventer un monde intermédiaire qui nous évite le choc de la réalité. »

Pour comprendre le sens des propos quelque peu cryptiques de Cocteau, il faut suivre l’intrigue de sa pièce. Artus et sa cour vivent sous l’effet d’une illusion mise en place par Merlin et son démon Ginifer. Arrive finalement Galaad, le très pur, qui disperse les artifices de Merlin et permet au souverain de regagner sa lucidité. Mais cette conclusion n’est pas heureuse et n’a pas pour but d’offrir aux spectateurs le visage d’une morale triomphante comme le remarque Colette dans Le Journal :

« Aussi n’est-ce qu’avec mélancolie, et comme par hasard, que le mal à la fin est puni, et que le bien triomphe.

Le bien ? Artus désenvoûté erre dans son palais. Merlin chassé, Galaad parti, la reine Guenièvre morte aux bras de Lancelot, ami larron, les enchantements dissipés ; tout est effroyablement clair et lisible.

“La vérité est dure à vivre.” »

Robert Kemp explique sans fard le signification de cette chute dans Le Temps :

« Cherchons le sens des Chevaliers de la Table ronde, sans nous attarder aux menus symboles […]

C’est l’histoire d’une “désintoxication” ; et d’une conversion. D’un renoncement au poison végétal qui rend la vie douce et stérile : aux rêves qui assassinent la volonté et la vertu. D’un retour à la foi. Camaalot était devenu un “paradis artificiel”… Certes, M. Cocteau nous force à être indiscrets ; à toucher d’étranges matières ! Prestiges de l’opium […]

Le chevalier Galaad est le convertisseur, cruel et nécessaire. Celui qui chasse les ivresses, qui impose de regarder le monde tel qu’il est, de l’accepter, et de subir, sans tricher, la douleur et la vérité. »   

Les Chevaliers de la Table ronde de Cocteau serait donc une pièce de « désintoxication ». Elle est aussi celle d’une rencontre. Galaad qui sauve Artus des maléfices de Merlin est en effet incarné par Jean Marais, un jeune acteur qui, en devenant son amant et sa muse, a été de ceux qui ont permis à Cocteau de sortir de sa dépendance à l’opium.

Une sortie qui se fait non sans « mélancolie », comme le dit Colette. Car la féérie et l’enchantement laissent alors place à la réalité crue au grand regret du spectateur.

Cocteau développe donc ici vision du Moyen Âge qui voit dans le fantastique médiéval l’exact opposé d’un monde moderne considéré comme triste et sans intérêt. « Si l’enchanteur Merlin me condamnait, sous menace de me changer en coquemar, à résumer en un seul mot Les Chevaliers de la Table ronde […], je sortirais victorieuse de l’épreuve pour avoir répondu : la pièce est un “enchantement” » écrit ainsi Colette dans son article pour le Journal, comme si pour elle le thème central n’était pas le retour à la réalité, mais bien la plongée dans un rêve lointain, dans une « féérie », terme que l’autrice emploie également.

Après Les Chevaliers de la Table ronde, Cocteau ne se désintoxique pas du merveilleux médiéval qu’il continue d’explorer. Il écrit ainsi en 1941 la pièce Renaud et Armide puis signera le scénario du film L’Éternel Retour (1943), librement inspiré de la légende de Tristan et Iseult dans lequel s’illustre là encore Jean Marais.

D’autres proches du mouvement surréaliste se frotteront également au mythe arthurien, comme Julien Gracq qui écrira en 1948 Le Roi Pêcheur, vite applaudi par André Breton.

Pour en savoir plus :

William Blanc, Le Roi Arthur, un mythe contemporain, Paris, Libertalia, 2016

Arlette Bouloumié, « Le mythe de Merlin dans la littérature française du XXe siècle », in: Cahiers de recherches médiévales, 11, 2004

Fabienne Pomel, « Figures du faussaire et de l’enchanteur dramaturge », in: Cahiers de recherches médiévales, 18, 2009