Écho de presse

La première exposition française de Picasso

le 31/05/2021 par Michèle Pedinielli
le 27/05/2021 par Michèle Pedinielli - modifié le 31/05/2021
Amedeo Modigliani, Pablo Picasso et André Salmon photographiés par Jean Cocteau, Paris, 1916 - source : Wikicommons

En juin 1901, le marchand d'art Ambroise Vollard organise dans sa galerie parisienne l'exposition de deux peintres espagnols : Francisco Iturino et Pablo Ruiz Picasso. Une poignée de journaux s'y intéresse. Leurs rédacteurs reviennent enthousiastes devant le talent du jeune Catalan de 20 ans.

Ambroise Vollard n'est pas devenu un immense marchand d'art sans un flair imparable pour détecter les talents. Embauché comme commis à la galerie Alphonse Dumas en 1890, il achète les toiles des jeunes peintres que son patron refuse. C'est ainsi qu'il acquiert pour 100 francs un grand « nu » de Renoir et commence sa collection d'œuvres majeures. Lorsqu'en 1901, il ouvre sa galerie à deux peintres espagnols, il doit se douter que cette exposition fera date. Pourtant seule une demi-douzaine de journaux s'y intéresse. Cependant les critiques sont enthousiastes. S'ils apprécient le style sensible et maîtrisé de Francisco Iturino, ils s'enflamment devant le talent du second, un jeune Catalan de 20 ans.

Ce qui frappe en premier lieu les chroniqueurs de l'époque, c'est la fougue et l'énergie qui se dégagent des toiles de Picasso. La journaliste de La Fronde, qui remarque à peine le travail d'Iturino, note :

« À travers la vie parisienne moderne, on le sent trop ardent à tout voir, à tout saisir, pour qu'il s'enracine et ne cède à son incessant désir de vagabondage.

Il est plein de hâte, de fièvre juvénile. Impatiemment il fixe ce que des dons d'observation aiguë et rapide lui font trouver dans toutes les manifestations de la vie. Il jette ses impressions d'un seul élan, d'un seul trait. Il est bref et joyeux. »

Une fièvre juvénile qui se traduit par un trait « d'où semble jaillir la vie » et par une incroyable utilisation de la couleur (Picasso ne commence sa période bleue qu'à l'été 1901, imprégné du suicide de son ami Carlos Casagemas). La Justice parle de « science merveilleuse de la couleur, aboutissant à des tonalités inédites, d'une hardiesse chatoyante, qui après nous avoir surpris un peu, attirent, retiennent, conquièrent, caressant, charment l'œil » quand Le Journal observe que ces couleurs sont le prolongement de l'énergie incessante de l'artiste.

« Toujours en travail, en effet, passionné et vagabond, il exulte, comme un orfèvre fou et subtil, à sortir les plus somptueux jaunes, les plus magnifiques verts, les plus rougeoyants rubis. Peintre de paysages, on imagine tout de suite aussi le plaisir qu'il trouve à peindre des verdures, des barrières, des maisons gaies ou renfrognées, des choux bleus cachés sous la neige. »

Cette utilisation de la couleur et cette technique vibrante est mise au service de sujets les plus divers qui bousculent le regard du visiteur.

« À côté d'une course de taureaux horrifiante, avec, au premier plan, un cheval agonisant, tragique, hideusement convulsé, c'est une délicieuse fillette toute rose et toute souriante. Voici une prostituée d'une brutalité magnifique, toute de bestialité sournoise, un vrai Goya, et voici de gracieuses enfants qui se poursuivent, balayant l'air de leurs chevelures épandues. Voici un portrait du Roi Soleil, et voici un mélancolique village d'Espagne plongé dans une lourde désolation. C'est le boulevard Clichy, si vivant si populacier, si grouillant, et c'est un coin de pesage à Auteuil, aux fraîches verdures animées de graciles élégances, en robe de rêve, En un mot toute la vie multiforme exprimée par un artiste dont l'on pourrait dire qu'il est un Massenet de la peinture. »

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Les femmes (« les filles aux faces fraîches ou aux mines ravagées ») et les enfants (« des mioches heureux, tout essoufflés de turbulence ») sont omniprésents dans les tableaux de celui qui signe toujours Pablo Ruiz Picasso. Pour obtenir un tel effet de vie dans ses personnages, il utilise l'impressionnisme d'une manière nouvelle.

« L'impressionnisme, jusqu'ici, n'avait guère appliqué ses méthodes qu'au paysage. Picasso les applique au portrait même, et obtient ainsi des effets ignorés avant lui. Autour de ses portraits, des couleurs chantent et frissonnent en de savantes harmonies plaquant des accords qui aident à la compréhension du personnage, qui complètent et qui expliquent les indications déjà fournies par la physionomie. »

Seule La Dépêche donne les titres des peintures présentées par Picasso cette année-là. Si son chroniqueur montre un enthousiasme plus modéré que face à Francisco Iturino, il reconnaît un « pinceau vif et rapide ».

« Avec moins de vigueur M. Picasso est plus varié, d'une curiosité qui se promène sur tous les sujets, et quelle que soit parfois l'exaspération de sa couleur, il excelle à faire jaillir la vie d'un geste indiqué d'un trait. Qu'il nous convie à voir le Moulin-Rouge, la Fille du roi d'Egypte, les Courses, la Danse du ventre (El Tango), l'Arène, le Square, le Divan Japonais, la Folle aux Chats, le Café-Concert, le Jardin enchanté ; qu'il nous mène au bord de l'eau, à la Brasserie, au Jardin de Rêve, à la Foire, sur les bords de la Méditerranée, ou à Monjuich — qu'il nous montre les Victimes ou le Matador, les Buveuses ou la Femme de Nuit, son pinceau est toujours vif et rapide, sa vision pittoresque et colorée, parfois trop brève et un peu sommaire, et à côté de certaines exagérations de palette, il y a des pages, comme le Square, d'une charmante harmonie de ton. J'aime aussi beaucoup ses Fleurs, les Roses, le Pot blanc, la Cruche verte et ses Portraits, vigoureux et solides. »

L'autre grand sujet au centre des peintures de Picasso, c'est Paris. Picasso y est arrivé l'année précédente avec son ami Casagemas, hébergé par un autre peintre catalan, Isidre Nonell. Le « frénétique amant de la vie moderne » (comme l'appelle le rédacteur du Journal) a exploré la capitale depuis Montmartre et le moulin de la Galette jusqu'aux hippodromes d'Auteuil et Longchamp, peignant le jour, sortant la nuit, ne dormant que rarement. C'est ce tourbillon qui emporte le spectateur pendant l'exposition.

« C'est Paris, de Longchamp au Moulin-Rouge, le Paris des courses où la foule est la flore mouvante et drue de pelouses, dont le vert brave les poussières, le Paris des brasseries, des bals publics, des music-halls, de l'ivresse, des filles, de ces malheureuses aux bouches détendues, aux chairs fanées, pavoisées audacieusement, conspiratrices, embusquées au coin des carrefours, ou créatures de passivité bovine, abruties d'alcool et noyées dans quelque détresse abjecte, — un Paris plein de mouvement, de vice et de grâce que symboliserait cette scène du Divan japonais, cette danse illuminée, tourbillonnante sur laquelle courent et sautent des nuances fluides, vives, prêtes sans cesse à se fondre en quelque synthèse éblouissante pour se séparer et s'appeler à nouveau. »

Les quelques journalistes qui ont fait le déplacement en ce mois de juin 1901 n'ont pas beaucoup de doute sur l'avenir du jeune peintre. Celui du Journal a même une intuition :

« Demain, on fera fête aux œuvres de Pablo Ruiz Picasso. »

Pour en savoir plus :

Consulter les ressources data.bnf.fr sur Pablo Picasso