Écho de presse

1929, quand le cinéaste Eisenstein faisait scandale à Paris

le 20/09/2022 par Pierre Ancery
le 01/09/2022 par Pierre Ancery - modifié le 20/09/2022
Le cinéaste Sergueï Eisenstein au début des années 1920 - source : WikiCommons
Le cinéaste Sergueï Eisenstein au début des années 1920 - source : WikiCommons

Événement à Paris en cette fin 1929 : Sergueï Eisenstein, le réalisateur soviétique du Cuirassé Potemkine, se pose pour quelques mois dans la capitale. En février 1930, il se verra interdire la projection à la Sorbonne de son dernier film, La Ligne générale, accusé d’être une œuvre de propagande.

À l’automne 1929, c’est une personnalité soviétique de premier plan qui pose ses valises à Paris. Le réalisateur Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein n’a que 31 ans, mais il est l’un des cinéastes les plus célèbres de son pays, notamment grâce au Cuirassé Potemkine, sorti en 1925.

Avec son opérateur Edouard Tissé et son assistant Grigori Alexandrov, il entame en 1929 un voyage en Europe, officiellement pour étudier les techniques du cinéma sonore. Un voyage qui l’amènera à Berlin, à Londres et à Paris, avant un départ pour les États-Unis.

La presse française se précipite sur cette curiosité : un réalisateur venu d’URSS, pays « neuf » alors scruté avec attention par les médias. En la personne du réalisateur, les journaux parisiens vont découvrir un personnage aussi drôle que brillant, qui n’hésite pas à s’exprimer librement sur son pays et son cinéma. Comœdia interviewe Eisenstein le 2 décembre :

« – Que pensez-vous du cinéma français ?

– Je ne peux pas répondre à cela. On vous couperait votre “papier” [...]. Les meilleurs films que j'ai vus ? La série des dessins animés sonores "Mickey".

– Le film parlant ?

– Intéressant, à condition de ne pas parler. Trois pour cent de dialogue au plus. Pour le reste, on utilisera le son, les bruits de la nature. Mon prochain film russe, Le Capital, d'après Karl Marx, sera sonore. Je ne veux rien dire sur ma formule d'emploi du son : je ne vais tout de même pas “dépuceler” mon secret. »

Jean Mitry le rencontre pour la revue culturelle Pour vous. Le journaliste veut savoir si Eisenstein (dont le « masque énergique » « n’est pas sans évoquer à la fois Beethoven et Rimbaud »)  a le projet de travailler en France. « Ce n’est pas absolument certain – je dis cela sous toutes réserves, répond le cinéaste. Il me plairait en effet de tourner ici. Il y a de grandes chances, mais rien de définitif

À Paris, Eisenstein rencontrera, entre autres, Jean Cocteau, Fernand Léger et l'écrivain irlandais James Joyce, dont il admire le monumental Ulysse.

Au même moment, quelques journalistes ont l’occasion de découvrir le quatrième long-métrage du réalisateur : La Ligne générale (également connu sous le nom de L’Ancien et le nouveau). Le film, qui se déroule dans un village traditionnel de la campagne russe, raconte la création d’une coopérative laitière sous l’impulsion d’une paysanne.

Pure splendeur visuelle, La Ligne générale frappe la presse française par sa perfection technique, et notamment par son sens du montage, un art poussé à son comble par Eisenstein. Le critique de Pour vous écrit le 26 décembre 1929 :

« C’est, il faut le dire d’abord, un film admirable, un des plus beaux qu'il mait été donné de voir depuis que je hante les écrans, et un tour de force continu dont l’extraordinaire virtuosité n’apparaît pas au premier abord, se dissimule dans une vaste composition aisée et parfois même négligente. »

« Poésie incontestablement, grande et puissante poésie, lyrisme de la plus haute qualité », note l’hebdomadaire de gauche La Voix, tandis que dans L’Europe nouvelle, le surréaliste Philippe Soupault ne cache pas son éblouissement :

« La première qualité de ce film, un des plus remarquables, sans aucun doute, que nous ayons vus depuis la naissance du cinéma est que, négligeant enfin l’intrigue, il permet au spectateur de regarder et uniquement de regarder.Nous ne songeons qu’à voir [...].

Nous n’avons pas souvent l’occasion d’assister à la projection d’un film qui tende vers une telle perfection. »

Quelques voix dissonantes vont pourtant interpréter La Ligne générale comme un film de propagande communiste pur et simple. C’est par exemple le cas de Femme de France qui écrira en août 1930 : 

« Photographiquement, c'est un film parfait [...]. Malheureusement Eisenstein a tout sacrifié (peut-être y fut-il contraint, c'est ce qu'il faudrait savoir) à la propagande.

Il semblerait, à voir se dérouler le film, que seuls dans le monde entier, les Soviets ont compris l'intérêt qu'il y avait à faire connaître aux paysans les bienfaits du progrès, les beautés des coopératives, des tracteurs et des installations électriques. »

Car La Ligne générale, film de commande de l’URSS et véritable ode à la collectivisation, a évidemment une dimension politique qui n’échappe à aucun spectateur : celle-ci est d’ailleurs à l’origine d’un incident largement relayé par les journaux français en février 1930.

Alors qu’Eisenstein prononce à la Sorbonne une conférence qui devait être suivie de la projection du film, des agents de police interrompent l’événement. L’épisode est raconté avec indignation par le quotidien communiste L’Humanité le 19 février :

« La Sorbonne a été envahie avant-hier soir par les agents de Chiappe [NDLR : le préfet de police de Paris], et des personnes arrivant en retard à la conférence d'Eisenstein ont été brutalisées par eux.

La République démocratique ne prend même plus la peine de masquer sa véritable face, qui est celle d'un fascisme aussi dur, aussi hideux que celui d'une dictature quelconque. »

Pire, un mois plus tard, les autorités annoncent que le visa d’Eisenstein ne serait pas renouvelé. La presse de gauche monte au créneau, à l’instar du Populaire, qui écrit le 20 mars :

« Il devra quitter la France le 25 mars, date à laquelle expirait son autorisation de séjour. Qu'on ne s'y trompe donc pas : quels que soient les euphémismes employés par la Préfecture, c'est bien d'une expulsion en bonne et due forme qu'il s'agit. »

Dans une interview donnée peu après à Jean-Guyon Cesbron dans Les Cahiers du Sud, le réalisateur revient sur la polémique causée par La Ligne générale et répond à la principale accusation formulée à son encontre, celle d’être un cinéaste au service du régime soviétique :

« Mais qu’est-ce, je vous prie, qu’un art libre ? [...] Car l’art est vision, interprétation de la vie. Il est synthétique. Et existe-t-il des visions, des synthèses en dehors d’une foi – au sens le plus large du mot ? Plus une foi est haute, plus sa portée est grande et plus les œuvres qu’elle enfante sont belles et efficaces.

Voyez les cathédrales du Moyen-Âge. Œuvres d’inspirés, de croyants. Je songe que le fait de n’avoir plus la foi ne nous empêche pas de comprendre, dadmirer les œuvres du Moyen-Âge et d’être enrichis, dune façon ou d’une autre, par leur contact. »

Eisenstein s’expliquera encore dans La Voix  :

« – Le seul fait que vous êtes un des rouages de la grande machine gouvernementale n’exclue-t-il pas toute liberté de jugement ?

– Non. Je puis vous en donner la preuve par mon dernier film, la Ligne générale, où apparaît une très vive satire de la bureaucratie soviétique, cette bureaucratie qui se dissimule sous un mysticisme idolâtre de Lénine, gonflé de formalisme et non de l’Esprit de Lénine.

– Mais tout ceci n'est que de l’ironie bien douce... S’il vous plaisait de critiquer le régime lui-même ?...

La voix se fait rude, incisive, rapide.

– C’est impossible. Non parce que l’on nous en empêche : c’est impossible, parce que le régime, le système n'est pas critiquable. Ses formes transitoires, peut-être. Son essence, jamais. »

Eisenstein quitte finalement Paris en mai 1930. Direction Hollywood, où la Paramount l’a invité avec un contrat de 100 000 dollars. Réaction dépitée de La Volonté :

« Ainsi pendant trois mois Eisenstein a vécu parmi nous, il fut reçu avec beaucoup d’égard mais il ne sest pas trouvé en France une firme qui ait eu l’idée de se l’attacher.

Pourtant il nous semble que le cinéma français n’eût rien perdu à compter parmi ses metteurs en scène Serge Mikaïlovitch Eisenstein. »

Faute d'accord sur le thème du film prévu avec la Paramount, Eisenstein renonce à tourner un film pour la célèbre firme. Mais lors de son passage aux États-Unis, il rencontre Charlie Chaplin, Walt Disney et Upton Sinclair. Grâce aux fonds débloqués par ce dernier, il se lancera dans le tournage du film Que Viva Mexico ! Lequel restera inachevé, Staline ayant exigé le retour d’Eisenstein en Union soviétique.

Pour en savoir plus :

Marie Rebecchi, Paris 1929, Eisenstein, Bataille, Bunuel, Mimésis, 2018

Dominique Chateau, François Jost (dir.), Eisenstein, l'ancien et le nouveau, Publications de la Sorbonne, 2002

Dominique Fernandez, Eisenstein, 1975