Écho de presse

Habib Benglia, le premier acteur noir de la scène française

le 07/10/2022 par Pierre Ancery
le 30/09/2022 par Pierre Ancery - modifié le 07/10/2022
Le comédien Habib Benglia, photo Studio Gilbert-René, 1924 - source : WikiCommons
Le comédien Habib Benglia, photo Studio Gilbert-René, 1924 - source : WikiCommons

L’acteur Habib Benglia (1895-1960) fut la première vedette noire du théâtre et du cinéma français, jouant plus de 70 rôles sur scène et apparaissant dans Les Enfants du paradis ou La Grande Illusion. Un statut pour lequel il eut à affronter les préjugés de la critique.

Son nom reste aujourd’hui largement méconnu. Habib Benglia fut pourtant, en France, le premier comédien noir à connaître la célébrité et à s’imposer comme une figure majeure de la vie culturelle parisienne - un exploit au vu des obstacles qu’il eut à affronter à cause de la couleur de sa peau.

Né en 1895 à Oran, dans une famille issue du Soudan français (actuel Mali), Habib Benglia passa son enfance à Tombouctou. En 1912, il débarque à Paris, et c’est là qu’en 1913, il monte sur scène pour la première fois. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Benglia est mobilisé comme tirailleur. Puis, après la guerre, il entre dans la compagnie de théâtre de Firmin Gémier, qui deviendra directeur du Théâtre de l’Odéon en 1922.

A la fois acteur et danseur, Habib Benglia multiplie les rôles, de plus en plus importants, dans des pièces comme Les Mille et une nuits, Le Loup de Gubbio, Le Simoun, et surtout Emperor Jones d’Eugene O’Neill, dans lequel il tient le premier rôle en 1923, à l’Odéon.

Une carrière très riche qui, du théâtre de boulevard, le voit évoluer vers l’avant-garde puis vers le théâtre classique (Le Marchand de Venise de Shakespeare, Le Bourgeois gentilhomme de Molière...), lui permettant d’obtenir une reconnaissance croissante, et ce alors qu’émerge au même moment un engouement pour les arts venus d’Afrique, mais aussi pour le jazz, le charleston, ou des personnalités comme Joséphine Baker.

Pourtant, son parcours dans la France de l’entre-deux guerres reste marqué du sceau de la marginalité. La carrière d’Habib Benglia, en effet, prend son élan à une époque où les comédiens noirs restent extrêmement rares sur les scènes de théâtre - et leurs apparitions bien souvent limitées à des rôles stéréotypés puisant dans l’imaginaire colonial et exotique de l’époque.

Pour la grande majorité des spectateurs et des critiques d’alors, Habib Benglia apparaît donc comme une curiosité, voire comme une anomalie. Ce que reflètent les articles de l’époque : tous ou presque sont muets sur les qualités de jeu de l’acteur. Pour la presse française, Benglia est Noir avant d’être comédien. Davantage qu’un artiste, il est un corps, forcément « sculptural », taillé « dans l’ébène » et animé d’une « souplesse » à la fois féline et sensuelle.

Un exemple parmi d’autres, cet article, paru en 1924 dans La Revue française politique et littéraire, dans lequel il se voit comparé à un « tigre » :

« Les lecteurs de la Revue Française connaissent-ils M. Habib Benglia [sic] ? C’est un nègre magnifique en train de conquérir le premier plan des préoccupations scéniques [...].

M. Benglia, simple figurant, fit sensation par la beauté de son corps brut, sa démarche de tigre, un mélange très noble de souplesse, de force, dintelligence et de bestialité. »

Dans Comoedia, en 1923, un journaliste commente son rôle dans la pièce Le Loup de Gubbio. Le jeu de Benglia semble lui poser problème, au point que le statut de comédien lui soit refusé par le critique :

« Je ne parviens pas à admettre M. Benglia, le danseur-comédien noir qui joue Ciacco. Je ne méconnais ni le réel talent, ni même l'habileté dramatique de cet artiste que des communiqués inconsidérés bombardent "grand tragédien".

Il sait phraser, monter une période ; son long corps a de beaux mouvements de bête ; sa face mime l'étonnement, l'angoisse ou l’imploration avec une violence bestiale ; il insinue de subtiles intonations : il est tour à tour madré et féroce.

Mais il n'est pas le personnage. »

D’autres articles sont encore plus explicitement racistes. Pour évoquer le rôle de Benglia dans A l’ombre du mal d’Henri-René Lenormand, en 1924, le critique de Comoedia écrit que « M. Benglia vint se trémousser, se mettre en transes comme un qui n'a pas chaud, tandis que de rauques vociférations partaient du plafond, d'où le beau tragédien noir était descendu, tel un singe qui parle. »

Même chose lorsque Benglia joue Emperor Jones à l’Odéon. Sa présence défraye la chronique et certains critiques, choqués ou agacés, ironisent. C’est le cas de Jean Botrot qui, dans Bonsoir, débute sa critique en petit nègre, comme pour marquer de façon sarcastique son refus qu’un Noir puisse fouler les planches d’un théâtre aussi prestigieux :

« Moi avoir été à l’Odéon pour applaudir pièce exotique. Avoir apprécié style télégraphique, poses plastiques et tableaux vivants. Avoir beaucoup admiré le nègre. »

Plus rares, certains journalistes vont toutefois accorder très tôt à Habib Benglia une réelle considération. C’est le cas par exemple de ce critique qui écrit dans Comoedia le 27 décembre :   

« M. Benglia, qui est notre seul acteur noir, [...] a définitivement affirmé sa personnalité et fixé notre attention par la diversité et l'accumulation de ses succès [...].

Le voici à l'Odéon jouant du Shakespeare, du Molière ; enfin, il fut, il y a deux mois, l'inoubliable interprète de Empereur Jones, création qui l'a définitivement classé parmi nos meilleures vedettes de l'art. »

Devenu une figure familière de la scène culturelle parisienne, Habib Benglia fut parfois interviewé, comme ici, en 1925, à propos du « théâtre nègre » en Afrique et en Amérique :

« - Vous avez insisté sur le caractère et le rôle social du mouvement dramatique nègre. Pensez-vous que ce mouvement puisse avoir avant peu une action profonde sur la sensibilité et les idées de la race blanche, si hostile encore, là-bas, à l'autre race ?

- Avant peu ? Je ne sais. Mais les préjugés blancs finiront bien par céder. C'est fatal, dans la bonne acception du mot. N'est-ce pas, déjà, un signe décisif que des pièces pro-nègres aient été et soient écrites par des blancs ? [...] Si la preuve vous paraît faite qu'une race n'est pas intellectuellement une race pour toujours inférieure quand, en dépit des persécutions, malgré l'ignorance de sa masse, elle a pu produire des philosophes, des écrivains, des artistes dignes de la plus sérieuse estime, voire d'admiration, soyez tranquille ! Les préjugés disparaîtront. »

Habib Benglia se frotta aussi au cinéma, jouant une cinquantaine de films. Mais sa carrière se limita souvent à de petits rôles, comme dans La Grande Illusion de Jean Renoir (1937) ou Les Enfants du paradis de Marcel Carné (1943), où il dut se contenter de brèves apparitions.

Une exception : Daïnah la métisse de Jean Grémillon, sorti en 1932, dans lequel, partageant l’affiche avec Charles Vanel, il incarna un personnage éloigné des stéréotypes habituellement associés aux Noirs à l’écran.

 

Après-guerre, les propositions de rôles se feront plus rares pour l’acteur, même si Sartre lui écrira un rôle dans La P... respectueuse au Théâtre Saint-Antoine. De 1945 à 1960, il fut le promoteur des « Grandes nuits d’Afrique », un gala conçu pour les étudiants africains au musée de la France d’outre-mer. Après avoir travaillé, dans ses dernières années, pour la radio, Habib Benglia mourut en 1960.

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Pour en savoir plus :

Nathalie Coutelet, Habib Benglia : quand le Noir entre en scène..., in: Présence Africaine, n°170, 2004

Nathalie Coutelet, Habib Benglia, le « nègrérotique » du spectacle français, in: Genre, sexualité & société, 2009

Sylvie Chalaye, Du Noir au Nègre, l’image du Noir au théâtre (1550-1960), L’Harmattan, 1998  

Pascal Blanchad, Éric Deroo, Gilles Manceron, Le Paris noir, Hazan, 2001