Interview

« Tirailleurs sénégalais » : micro-histoire d’un corps d’armée

Bataillon créé en 1857 devenu peu à peu corps de l’ensemble des soldats africains de l’empire français, les « tirailleurs » sont inséparables d’un moment : le colonialisme brutal et triomphant de la fin du XIXe. Entretien avec Anthony Guyon.

Tous n’ont pas eu le parcours héroïque d’un Addi Bâ, Résistant célébré par Nos patriotes en 2017. Tous n’ont pas non plus été des victimes de massacres, comme celui de Thiaroye en 1944.

C’est l’histoire de tous les tirailleurs sénégalais « ordinaires », engagés souvent pendant 10 ou 15 ans sans que l’on sache toujours ce qu’ils sont devenus ensuite, que l’historien Anthony Guyon a souhaité retracer. Depuis la création de leur premier bataillon en 1857, jusqu’à leur dissolution en 1958 et à leur quête de reconnaissance bien au-delà.

RetroNews : Pourquoi ce nom de « tirailleurs sénégalais », alors qu’on le sait bien, tous n’étaient pas tirailleurs, ni d’ailleurs sénégalais ?

Anthony Guyon : Le régiment des tirailleurs sénégalais comprend en effet à la fois des fantassins, des artilleurs, des services infirmiers… Mais si le nombre d’artilleurs augmente dans l’entre-deux-guerres, l’immense majorité des tirailleurs africains est néanmoins composée de fantassins. Quant au terme de « sénégalais », il correspond à la zone des premiers recrutements, à partir des comptoirs côtiers, au Sénégal et dans les royaumes avoisinants comme celui du Fouta ou du Cayor. Peu à peu, on recrute également des tirailleurs gabonais, soudanais, haoussas, somalis, malgaches…

Le terme de tirailleur sénégalais, en tant que tel, s’impose pour qualifier tous les soldats issus d’Afrique équatoriale et d’Afrique occidentale au moment – à la fin du XIXe siècle – où, paradoxalement, l’origine des recrues se diversifie de plus en plus et où la part du Sénégal diminue. Dans les années 1920-1930, on essaie même de ménager cette colonie, placée en dernier dans la tournée de recrutement : on espère avoir enrôlé suffisamment d’hommes ailleurs pour ne pas trop la solliciter et éviter ainsi d’éventuelles révoltes.

Le terme de tirailleur sénégalais disparaît finalement en 1951 au profit de celui de « soldats africains », dont le corps sera finalement dissous en 1958.

NOUVEAU

RetroNews | la Revue n°4

Quatre regards pour une histoire environnementale, un dossier femmes de presse, un chapitre dans la guerre, et toujours plus d'archives emblématiques.

COMMANDER

Quelles est l’origine de ce corps d’armée ?

C’est en 1857 que Napoléon III crée, par décret impérial, un premier bataillon. Les Français avaient déjà recours depuis un certain temps à des supplétifs africains dans le cadre de leur exploration du continent et de sa colonisation progressive, pour répondre notamment à leurs besoins de traduction, de navigation des fleuves ou encore de protection, contre les razzias, des cultures de caoutchouc ou d’arachide. L’idée, en 1857, est de donner à ces supplétifs une vocation véritablement militaire et qu’ils participent à la conquête de l’Afrique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils sont équipés d’un coupe-coupe, qui reste, avec la chéchia rouge, l’un des symboles des tirailleurs sénégalais et qui, contrairement à la légende colportée par la propagande allemande, n’a jamais servi à couper les oreilles des ennemis, mais bien à progresser au cœur des terres africaines !

Les débuts sont balbutiants : ce sont, les premières années, 500 hommes à peine, dont un tiers d’anciens esclaves – l’esclavage a été officiellement aboli en France en 1848. Une fois qu’ils ont donné les premières preuves de leur capacité militaire, les tirailleurs sénégalais voient leurs rangs se grossir : ils sont 6 000 à la fin du XIXe siècle. 200 000 participent à la Première Guerre mondiale, qui marque le point culminant en termes d’effectifs.

Quelles sont les modalités de recrutement ?

Les autorités françaises essaient de privilégier l’engagement volontaire même si la contrainte est constante. Pendant la Première Guerre mondiale, le besoin en hommes est tel qu’elles recourent en 1915 à la force, provoquant le soulèvement des populations et leur répression dans ce qui constitue une véritable guerre coloniale au Bani-Volta, dans la colonie du Haut-Sénégal et Niger.

Après ces excès, on recherche un meilleur équilibre : si la loi de 1919 introduit la conscription avec tirage au sort – alors même que la méthode n’a plus cours en métropole –, dans les faits, c’est plutôt la négociation et l’accommodement qui l’emportent, dans l’intérêt bien compris des deux parties. Les Français cherchent à recruter 8 000 hommes par an tout en évitant avant tout les révoltes ; les sociétés africaines utilisent parfois le système pour éliminer un lignage concurrent. Elles essaient aussi d’y faire obstacle en présentant des hommes inaptes au combat. On ne peut qu’être frappé par le taux d’inaptitude relevé par les commissions de recrutement : il dépasse les 70 % !

Le tirailleur sénégalais est souvent associé, dans l’imaginaire collectif, à Banania et à ce fameux slogan publicitaire qui a orné les paquets de la boisson chocolatée des années 1930 aux années 1950 : « Y a bon ». Cette image correspond-elle à une représentation courante des tirailleurs ?

Ce slogan, avec ce parler dégradant, traduit l’image d’un homme noir au comportement primaire, sympathique mais niais, qui correspond à l’état d’esprit qui a aussi marqué l’exposition coloniale de Vincennes de 1931 où la France met en scène les « indigènes » des colonies.

Tout au long de la période, ce sont différents clichés qui ont pu coexister. C’est d’abord l’image du sauvage qui domine, et qui a été reprise par les Allemands, propageant pendant la Première Guerre mondiale l’idée que les tirailleurs sénégalais portaient les oreilles allemandes en collier quand ils ne les mangeaient pas purement et simplement, et qu’ils coupaient les têtes pour les rapporter à leur chef puisqu’ils étaient incapables de compter eux-mêmes le nombre d’ennemis abattus ! A côté de cette figure du sauvage, se développe en parallèle du côté français l’image du tirailleur « grand enfant », en cours de civilisation.

Le livre de Charles Mangin, La Force noire, paru en 1910, diffuse encore une autre image, celle d’un Africain qui serait un combattant né. A ses yeux, le soldat français a perdu sa combattivité, la Révolution industrielle n’a entraîné que décadence. La solution provient donc de l’Afrique, dont les hommes, encore proches de la nature, seront capables de rompre le front et qui constitue, plaide-t-il, un grand réservoir démographique face à une France malthusienne…

« En 1940, 1 500 à 3 000 soldats africains faits prisonniers par les Allemands sont séparés des autres pour être fusillés, dans un mépris total des conventions internationales sur le traitement des prisonniers de guerre. »

Et l’argumentaire de Charles Mangin convainc : les tirailleurs sénégalais sont envoyés sur le front européen pendant la Première Guerre mondiale, ce qui constitue une « exception française »…

Aucun autre pays belligérant n’a eu recours à des troupes africaines sur le sol européen. Ce choix fait par la France a suscité des réactions virulentes du côté des Allemands, qui reprochent aux Français de laisser entrer des soldats noirs sur « le continent des Lumières » et les accusent de ce fait des pires exactions.

Cette campagne de dénigrement se poursuit au-delà de la Première Guerre mondiale, puisque les tirailleurs sénégalais doivent participer à l’occupation de la Rhénanie prévue par le traité de Versailles. Se déclenche alors ce que Jean-Yves Le Naour a qualifié de « campagne de la honte noire », et qui est relayée aussi bien du côté britannique, notamment par Edmund Morel, journaliste du Daily Herald, que du côté français, chez les hommes politiques de tous bords, notamment le socialiste Jean Longuet ou encore Henri Barbusse…

L’hostilité est unanime, alors même que les tirailleurs sénégalais ne sont à ce moment-là pas encore arrivés en Rhénanie ! L’enquête diligentée montrera qu’un seul viol (sur 1 591) a été commis par un soldat des troupes coloniales, mais l’épisode aura des répercussions dramatiques : Hitler fera stériliser 500 à 600 « bâtards rhénans » – ces enfants métis nés de relations avec les soldats coloniaux, de fait plutôt originaires du Maghreb et de Madagascar. Et en 1940, 1 500 à 3 000 soldats africains faits prisonniers par les Allemands pendant la campagne de France sont séparés des autres pour être purement et simplement fusillés, dans un mépris total des conventions internationales sur le traitement des prisonniers de guerre.

Et l’armée française ? Quel traitement a-t-elle réservé aux tirailleurs sénégalais ?

Les inégalités de traitement par rapport au reste des troupes françaises ont été nombreuses, qu’elles touchent à la solde, à la sépulture – souvent collective pendant la Seconde Guerre mondiale alors que les soldats français ont des tombes individuelles – ou encore à l’alimentation. En Afrique, les rations des tirailleurs sénégalais étaient moindres, parce que l’on présupposait qu’ils pouvaient se nourrir sur leur territoire, ce qui correspondait à une certaine réalité dans les premières années : des cultures avaient même été mises en place par certains lors de l’expédition de Fachoda en 1898.

D’autres différences de traitement relèvent davantage d’une adaptation : les autorités se sont vite rendu compte au cours de la Première Guerre mondiale que les troupes coloniales ne résistaient guère à l’alcool, et la ration de vin a été remplacée parfois par de la bière, plus souvent par du thé ou du café. On voit aussi dans les courriers adressés par le ministère de la Défense aux gouverneurs des colonies des demandes d’approvisionnements en noix de kola, ajoutées à partir de 1916 aux rations des soldats africains pour l’effet bénéfique qu’elles avaient sur leur moral.

Autre adaptation essentielle : l’hivernage des tirailleurs sénégalais, mis en place dès la campagne du Maroc entre 1908 et 1913 quand on commence à s’apercevoir de la multiplication des pneumonies et des engelures aux pieds. Comme le dira Hubert Lyautey, le tirailleur sénégalais est désormais « un combattant saisonnier ». Pendant la Grande Guerre, des camps militaires sont donc installés à la hâte en Gironde et surtout dans le Var ; les combattants africains y passent six mois, d’octobre à avril, consacrés en principe à des formations complémentaires. Mais comme il ne s’agit pas en aucun cas de priver le front des meilleurs officiers et sous-officiers, ces formations sont de piètre qualité…

Les camps de Fréjus-Saint-Raphaël sont pérennisés après la guerre. Ils restent un centre de transit pour tous les tirailleurs sénégalais arrivant en France. C’est là aussi qu’est implantée, en 1925, l’école des sous-officiers indigènes.

« Après le débarquement en Italie et en Provence auxquels ils ont participé, [les tirailleurs] ont été remplacés par des FFI qui n’avaient guère d’expérience du combat en unités. Dans ces opérations de « blanchiment » des armées, les soldats africains ont dû cédé leur place, mais également leurs armes et leurs tenues du fait de la pénurie d’équipements disponibles… »

Les tirailleurs sénégalais ont participé activement aux deux conflits mondiaux, et ensuite, aux guerres de décolonisation en Asie, au Moyen-Orient ou au Maghreb, où ils sont apparus comme le bras armé de l’empire français. Quelle reconnaissance de leur engagement ont-ils obtenu en retour de la part de la France ?

La reconnaissance a pris des formes variables, inégales et a été parfois bien longue à obtenir. Si les tirailleurs sénégalais ont participé à l’occupation de la Rhénanie, c’est que Blaise Diagne, alors député du Sénégal, l’avait demandé à Georges Clemenceau à titre, justement, de reconnaissance pour leur rôle joué pendant la guerre – et on a vu avec quelles conséquences négatives en 1940. Dès 1924, en revanche, un « Monument aux héros de l’armée noire » est érigé en hommage aux tirailleurs sénégalais qui ont vaillamment défendu la ville de Reims en 1918.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, différents épisodes illustrent la piètre reconnaissance accordée à ces troupes : alors que, comme le dit Eric Jennings, « la France libre fut africaine » – et de fait, l’Afrique équatoriale française a été véritablement le socle de la résistance extérieure menée par de Gaulle –, les tirailleurs sénégalais, pourtant rompus au combat depuis des mois, voire des années, ont, après le débarquement en Italie et en Provence auxquels ils ont participé, été remplacés par des FFI qui n’avaient guère d’expérience du combat en unités. Dans ces opérations de « blanchiment » des armées, les soldats africains ont dû non seulement cédé leur place, mais également leurs armes et leurs tenues du fait de la pénurie d’équipements disponibles…

Ce climat de non-reconnaissance a certainement contribué à la multiplication des incidents, notamment dans les camps où étaient rassemblés les soldats africains en vue de leur démobilisation, parmi lesquels Thiaroye, au Sénégal, en décembre 1944, où le conflit avec les tirailleurs réclamant le paiement de leurs indemnités s’achève par la mort de 70 d’entre eux – voire plus selon certaines estimations.

Et leur quête de reconnaissance a perduré bien au-delà de la Seconde Guerre mondiale…

Cette question de la reconnaissance s’est cristallisée autour de la question des pensions, d’autant qu’elles étaient variables suivant le pays d’appartenance et sa date d’indépendance et qu’elles avaient été gelées à partir de 1959.

Ce n’est qu’en 2007 qu’elles ont été alignées, par Nicolas Sarkozy, sur les pensions des anciens combattants français, mais sans avoir d’effet rétroactif. François Hollande a quant à lui procédé en 2017 à la naturalisation de 28 anciens tirailleurs sénégalais : ils peuvent désormais toucher leur pension sans avoir à nécessairement résider six mois par an en France comme c’était le cas pour eux auparavant.

Enseignant agrégé et docteur en histoire, Anthony Guyon a consacré sa thèse aux tirailleurs sénégalais de 1919 à 1940. Il est l’auteur de Les Tirailleurs sénégalais – De l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours, paru aux éditions Perrin en 2022.