Écho de presse

Du Japon à la France : Hokusai, héros de l’avant-garde artistique du XIXe siècle

le 25/07/2023 par Pierre Ancery
le 09/07/2023 par Pierre Ancery - modifié le 25/07/2023

Considéré chez lui comme un simple artisan, le célèbre artiste japonais Katsushika Hokusai (1760-1849) fut découvert en France à la fin du XIXe siècle. Il devint une référence pour les impressionnistes, tandis que la critique le hissait au même rang que les maîtres classiques de l’art européen.

Rares sont les artistes japonais à avoir exercé, en France, une influence aussi importante que celle de Katsushika Hokusai.

Né à Edo en 1760 et mort dans la même ville en 1849, ce peintre, dessinateur et graveur s’émancipa peu à peu des thèmes imposés par le genre du ukiyo-e (art de l’estampe colorée populaire à l’époque d’Edo).

Il révolutionna la peinture de son pays en faisant du paysage un sujet à part entière, par exemple dans sa célèbre série d’estampes Les Trente-six vues du Mont Fuji (1829-1833) – ce qui ne l’empêcha pas d’être considéré, de son vivant, comme un simple artisan par les élites japonaises.

Son approche devait marquer durablement les impressionnistes et les peintres occidentaux japonisants. Auteur de milliers d’œuvres, le « vieux fou de dessin », comme il se surnommait lui-même, ne fut pourtant découvert en Europe et en France que dans le dernier quart du XIXe siècle.

Dans les années 1860 et 1870, Hokusai est connu des seuls amateurs éclairés : collectionneurs, comme Henri Cernuschi, critiques, comme Théodore Duret, écrivains, comme les frères Goncourt, ou peintres, comme Monet, Manet, Gauguin, Whistler ou James Tissot, qui se procurent ses estampes et participent à la vogue du « japonisme ».

Chez Hokusai, ils apprécient la modernité du trait, la vivacité de la couleur, la dimension décorative qui s’accordent avec leur propre idéal esthétique. Tous ces amateurs ont en commun de s’opposer à l’académisme professé à l’École supérieure des Beaux-arts : en faisant leur « champion » d’un artiste aussi radicalement éloigné des conventions occidentales, ils justifient aussi leur propre désir d’innovation et cherchent à créer les conditions d’une « révolution symbolique ».

Cette révolution va se voir couronnée de succès. A partir des années 1880, le nom de Hokusai est diffusé auprès du grand public, à une époque où l’art des avant-gardes, initialement très controversé, est lui-même de plus en plus accepté et apprécié.

En avril 1883, à l’occasion d’une exposition déterminante organisée par Louis Gonse, rédacteur en chef de La Gazette des Beaux-ArtsLe Drapeau présente certaines des œuvres de « Hokousaï » (comme on l’orthographiait à l’époque) et indique à ses lecteurs :

« Ce Hokousaï vivait au commencement de ce siècle. Beaucoup de ses compositions sont de véritables petits chefs-d'œuvre. »

Un mois plus tard, c’est Le Rappel qui revient sur l’œuvre de l’artiste nippon et évoque au passage sa « cote » auprès des collectionneurs européens :

« Hokousaï a excellé surtout dans la représentation si vivante des scènes de mœurs. Son dessin est nerveux, aisé, expressif, plein d'humour ; les personnages sont si d'aplomb, de proportions si justes, si bien en mouvement et enlevés d'un tour de main si savant, que, malgré les abîmes qui sépare notre art de l'art japonais les œuvres d'Hokousaï et de ses émules, tiennent, comme disent les artistes, à côté de celles des plus grands maîtres.

Aujourd'hui, les gravures de certains recueils d'Hokousaï – car il a surtout travaillé pour le graveur – sont aussi recherchées que les eaux-fortes de Rembrandt. »

Dans la presse à grand tirage, la comparaison avec les artistes européens les plus prestigieux abondent. Le Temps, de son côté, loue ses qualités de coloriste et affirme que sa peinture « est un chef-d’œuvre qui aurait fait rêver Véronèse et Delacroix ». Quant au XIXe siècle, il fait de lui un « Doré savant ».

Louis Gonse, cité en novembre 1883 par Le Journal des débats, va encore asseoir davantage la réputation d’Hokusai en lui laissant une large place dans son ouvrage L’Art japonais, dans lequel il écrit :

« Quant à Hokousaï, il est un des plus grands peintres de sa nation ; à notre point de vue européen, il est même le plus grand, le plus génial [...].

Il a la force, la variété, l'imprévu du coup de pinceau ; il a l'originalité et l'humour, la fécondité, la verve et l'élégance de l'invention, un goût suprême dans le dessin, la mémoire et l'éducation de l'œil poussées à un point unique, une adresse de main prodigieuse [...].

Il est à la fois le Rembrandt, le Callot, le Goya et le Daumier du Japon. »

Mais ce concert de louages va irriter certains critiques, particulièrement chez les Anglo-saxons. William Anderson, dans The Pictorial Art of Japan (1885), refuse de faire de Hokusai l’équivalent de ceux qu’il considère comme les grands maîtres de l’art japonais : les peintres zen du XVe siècle. Grand connaisseur du Japon, il sait que Hokusai y est considéré comme un artiste de second ordre :

« Considérer Hokusai comme le plus grand artiste japonais et y voir tout ce qu’il y a d’excellent dans l’art japonais, est une injustice à l’égard de cet art et pourrait desservir l’image d’un homme soudainement élevé à une position bien supérieure à celle de ses propres ambitions. »

Mais rien n’y fait : les Français continuent de glorifier l’art de Hokusai. En 1896, sa biographie par Edmond de Goncourt accroît encore la « légitimité » du Japonais. Le Journal lui consacre un long article en avril :

« Hokousaï mérite cette fortune, peut prendre cette place parmi les plus grands qui ont exprimé leur sensation des choses, leur amour de la vie, par le moyen du dessin.

C'est un génie complet, un représentant de race, et l'étendue de son talent, la profondeur de son observation, la beauté de sa compréhension, sont telles qu'il n'est pas seulement un artiste local, ce qui est déjà grand et beau, mais un artiste qui peut être compris de tous les hommes de tous les pays et de tous les temps. »

 

Une décennie plus tard, plus personne ne conteste le statut d’Hokusai, ni celui des peintres qui l’ont défendu. En octobre 1905, dans Le Mercure de France, un article les compare :

« Comme tous les réalistes, il substitue l’expression du caractère à celle de la beauté et c’est encore là une tendance qu’il a de commune avec nos impressionnistes.

Il ne fait plus de distinction entre les sujets nobles et ceux que l’on était accoutumé à considérer comme vulgaires, et c’est là une des raisons primordiales pour lesquelles les Japonais des classes élevées n’ont pas su le comprendre. »

A cette époque, dans l’œuvre gigantesque et si variée d’Hokusai, ce sont surtout ses fameuses Trente-six vues du Mont Fuji qui sont présentes à l’esprit du public français. Le graveur Henri Rivière, par exemple, s’en inspire pour ses superbes Trente-six vues de la Tour Eiffel, publiées en 1902, qui connaissent un grand succès – la référence au graveur japonais est évidente pour tous les amateurs d’art de l’époque.

La notoriété de Hokusai n’en est pourtant alors qu’à ses débuts. Parmi les Trente-six vues du Mont Fuji, une image va peu à peu se distinguer : la célèbre Grande vague de Kanagawa.

Le Figaro, en janvier 1913, l’évoque au détour d’un article :

« Mais, dans son œuvre, rien n'égale ces variations incomparables sur le Fuji, ce délicat volcan qui surplombe tout le Japon, et qui, glacé de teintes suaves, a presque la succulence d'un gros gâteau.

L'artiste a tourné autour de lui comme un démon des airs. Il l'a vu quand il trône au-dessus des grasses collines vertes, quand il domine majestueusement les scènes et les travaux domestiques, ou qu'il renverse dans l'eau un reflet qui n'est pas plus limpide que lui, quand il préside, serein, à tout le paysage, ou qu'il s'en isole en s'entourant d'orage et qu'il rompt l'éclair sur son flanc, et quand, enfin, aperçu de la pleine mer, au crépuscule, il n’est plus que le dernier signal de la terre, un petit cône toujours tranquille et pur, apparu entre les vagues intumescentes. »

La célébrité de La Vague sera telle qu’elle deviendra non seulement emblématique de l’œuvre d’Hokusai (au point d’éclipser les milliers d’autres dessins du maître), mais qu’elle s’imposera aussi  dans le monde entier comme la gravure la plus célèbre de toute l’histoire du Japon.

Pour en savoir plus :

Henri-Alexis Baatsch, Hokusai, Hazan, 2008

Henri Focillon, Hokusai, 1914

Shigemi Inaga, The Making of Hokusai’s Reputation in the Context of Japonisme (en anglais), in: Japan Review n° 15, 2003