Écho de presse

Quand Toulouse-Lautrec dessinait pour la presse

le 11/04/2024 par Aurélie Desperieres
le 08/04/2024 par Aurélie Desperieres - modifié le 11/04/2024

Henri de Toulouse-Lautrec, l’immense « peintre du laid » de la Belle Époque, collabora en étroite relation avec les plus grands titres – comme avec les plus confidentiels. Du Figaro au Rire en passant par la revêche Escarmouche de Darien, l’artiste se fit un plaisir de croquer le beau et l’abject du tout-Paris.

Après avoir obtenu son baccalauréat à Toulouse en novembre 1881, Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) s'installe dans la capitale pour y suivre des cours de peinture avec un ami de son père, René Princeteau, spécialisé dans les scènes de genre et de chevaux. En mars 1882, il intègre l'atelier de Léon Bonnat puis, à la fin de l'année, celui de Fernand Cormon, boulevard de Clichy. Le jeune homme découvre alors Montmartre et sa vie frénétique.

Très dynamique, le quartier est en pleine effervescence culturelle notamment depuis l'ouverture, en 1881, du cabaret du Chat-Noir qui donne sa chance à des poètes, des chansonniers et des dessinateurs très prometteurs. Plusieurs revues voient le jour sur la Butte et deux d'entre elles accueillent les premières collaborations de Toulouse-Lautrec avec la presse : Le Courrier Français et Le Mirliton. Hebdomadaire « illustré, humoristique, littéraire et artistique » comme il se définit lui-même, Le Courrier Français, dirigé par Jules Roques, publie les œuvres de nombreux artistes de talent comme Louis Legrand ou encore Jean-Louis Forain, un des modèles de Lautrec.

Le 26 septembre 1886, une scène de bar intitulée « Gin - Cocktail », réalisée par le jeune Toulouse-Lautrec, paraît dans la revue :

Quelques semaines plus tard, des dessins de Toulouse-Lautrec font la couverture du Mirliton, mensuel fondé en 1885 par Aristide Bruant en lien avec son cabaret du même nom. Le jeune homme aime fréquenter ce lieu dont l'enseigne proclame « Au Mirliton, public aimant à se faire engueuler » et devient ami avec son emblématique chansonnier-cabaretier. Les planches du Mirliton, signées « Treclau », pseudonyme choisi par Toulouse-Lautrec à la demande de son père, qui apprécie peu les choix de son fils et espère ainsi préserver « l'honneur de la famille », vont rester célèbres comme «  À Saint-Lazare » (08/1887) qui illustre une chanson de Bruant.

En 1888, Toulouse-Lautrec se rend au siège de la luxueuse revue Paris illustré pour y proposer des dessins qui accompagneront l'article d’Émile Michelet « L’Été à Paris » du numéro de juillet. Le directeur de cette publication n'est autre que Maurice Joyant, son ancien ami du lycée Fontanes à Paris – l'actuel lycée Condorcet – dans lequel Toulouse-Lautrec avait été scolarisé de 1872 à 1875. Après s'être perdus de vue pendant plus de dix ans, les deux hommes ne se quitteront plus.

Dans le même temps, Toulouse-Lautrec s'impose sur la scène artistique. En décembre 1893, L’Écho de Paris annonce fièrement que son Supplément, « Le Café-Concert », est illustré par « deux vaillants champions de la nouvelle école », Henri-Gabriel Ibels et Henri de Toulouse-Lautrec.

Comme dans ses tableaux ou ses lithographies, les artistes à la mode, les spectacles, les scènes de bar ou encore le milieu de la prostitution constituent les thèmes centraux des planches que Toulouse-Lautrec destine à la presse. N'établissant aucune hiérarchie entre les différentes formes d'art, il n'hésite pas à donner, tout au long de sa carrière, des dessins à des journaux et des revues d’ambition et d’ampleur diverses. Ainsi, des œuvres inédites paraissent dans l'hebdomadaire pamphlétaire de Georges Darien L'Escarmouche (1893-1894), dans la publication artistique L'Estampe originale (1893-1895) mais aussi dans La Revue Blanche de ses amis les frères Natanson (1894-1895). Pour Le Figaro illustré (1893-1896), il réalise des compositions autour de textes du critique d'art Gustave Geffroy et du romancier Romain Coolus. Toute la modernité de son trait comme son talent pour créer du mouvement sont perceptibles dans ces différentes créations.

Toutefois, sa collaboration la plus marquante est celle avec l'hebdomadaire satirique Le Rire dans lequel travaille également son ancien camarade de l'atelier Cormon, Lucien Métivet. Le directeur artistique du Rire, Arsène Alexandre, est un admirateur de Toulouse-Lautrec et, dès la naissance de la revue en novembre 1894, il lui offre une place importante. Dans les quatorze numéros auxquels il participe, l'artiste s'intéresse notamment aux célébrités du music-hall comme la chanteuse Yvette Guilbert interprétant son succès « Linger, Longer, Loo ! » :

Polaire, chanteuse et actrice « à la taille de guêpe », est également mise à l'honneur par Toulouse-Lautrec :

« Que de Paimpol à Sébastopol erre

Le vieux monsieur, l'air pot, pot l'air.

Pourrait-il dégoter étoile plus... polaire ? »

Passionné depuis son enfance par le cirque, Toulouse-Lautrec aime représenter les clowns, à l'image des célèbres frères Marco :

« Aux Folies-Bergère

Brothers Marco

Étude de disloqué »

Dans une planche consacrée à la clownesse et écuyère Cha-U-Kao, le dessinateur se met en scène, à l'arrière-plan, accompagné de son inséparable cousin à la haute et filiforme silhouette, Gabriel Tapié de Céleyran :

Autre clown marquant de cette fin de XIXe siècle : Chocolat. Après l'avoir dessiné aux côtés de son partenaire Footit pour illustrer l'histoire « Théorie de Footit sur le rapt » de Romain Coolus dans le numéro du 26 janvier 1895, Toulouse-Lautrec le montre, en 1896, « dansant dans un bar » sous les yeux de quelques clients et du barman Ralph, d’origine chinoise et amérindienne, alors réputé pour sa confection de « cocktails spéciaux » :

« Sois bonne ô ma chère inconnue ! »

Dans ces différents portraits d'artistes, Toulouse-Lautrec réussit, grâce à son trait synthétique, à capter à la fois la personnalité et le jeu de ses modèles.

Toutefois, pratiquant la satire graphique depuis son enfance, il réalise également des caricatures de mœurs. En 1895, dans son ouvrage Les Décorés, l'architecte et critique d'art Frantz Jourdain disait ainsi de son ami qu'il était un « satirique formidable ».

« Il ne déforme pas la nature, il la caricaturise (sic) à peine ; cauteleusement il la guette, patiemment il l'attend, et il lui saute à la gorge au moment précis où, dans un éclair de défaillance, elle se montre grotesque. […]

Quand il a agrippé sa proie, il se délecte, raffine, ne fait grâce d'aucune tare, souligne les défectuosités, s'attarde aux déchéances, caresse les imperfections, met en lumière les ridicules, se pourlèche des abjections. »

« - Alors vous êtes sage ?

- Oui, madame, mais j'ai fréquenté quelqu'un. »

Quelques semaines plus tard, toujours en Une, Toulouse-Lautrec s'attaque au « snobisme » :

« - Jeanne, prends, sans qu'on te voie, mon porte-monnaie dans la poche gauche de mon pardessus

- Et puis après ?

- Tu me le passeras ostensiblement, au moment de payer, comme si c'était le tien. »

Au-delà de ces différentes publications dans la presse, Toulouse-Lautrec réalise des affiches pour quelques journaux et revues. La Dépêche de Toulouse lui en commande deux à l'occasion de la publication des feuilletons Le Pendu en 1892 et Le Tocsin en 1895. En 1893, Le Matin fait coller son affiche pour Au pied de l'échafaud, Mémoires de l'Abbé Faure, aumônier de la prison de la Roquette, sur tous les murs de Paris :

D'autres titres font appel à son talent pour créer l'affiche destinée à incarner l'esprit de leur publication. Le portrait de Misia, la célèbre épouse de Thadée Natanson, est au centre de celle pour La Revue Blanche (1895) tandis qu'une vache poursuivant Monsieur Prudhomme anime l'affiche de l'éphémère revue d'Adolphe Willette, La Vache enragée (1896).

Décédé prématurément le 9 septembre 1901, Toulouse-Lautrec inspirera durablement le travail de nombreux dessinateurs de presse comme Auguste Roubille ou Hermann-Paul. L'importance de sa collaboration avec diverses revues témoigne de la place capitale de la presse dans le monde de l'art à la fin du XIXe siècle.

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Pour en savoir plus :

GUEGAN Stéphane (dir), Toulouse-Lautrec. Résolument moderne, catalogue d'exposition, RMN/Grand Palais, Paris, 2019

ROOS ROSA DE CARVALHO Fleur, L'estampe à Paris 1900. Élitiste et populaire, catalogue d'exposition, Van Gogh Museum Amsterdam, Bruxelles, 2017