Écho de presse

Le Chat noir, cabaret mythique de la Belle Epoque

le 23/09/2022 par Pierre Ancery
le 24/02/2020 par Pierre Ancery - modifié le 23/09/2022

C'était le lieu de rendez-vous de la bohème artistique parisienne. Ouvert en 1881 au pied de la butte Montmartre, le joyeux Chat noir de Rodolphe Salis eut les honneurs de la presse, intriguée par ce cabaret d'un genre nouveau.

Le 8 décembre 1881, Le Figaro écrit :

« Le boulevard extérieur, en bas de Montmartre, possède une nouvelle brasserie artistique décorée à la Louis XIII, comme c'est la mode actuelle, et intitulée le Chat noir. » 

Quelques lignes qui signent l'acte de naissance d'un lieu mythique. Le Chat Noir, fondé par Rodophe Salis (un ancien fabricant d'objets de piété destinés à être vendus dans le quartier Saint-Sulpice), et qui allait bientôt devenir le cabaret le plus couru de la bohème artistique de Paris.

Situé au 84, boulevard de Clichy, dans le 18e arrondissement, il n'est d'abord constitué que d'un minuscule local au décor sommaire. Mais Salis va décider d'en faire un lieu artistique : sa rencontre, peu de temps auparavant, avec Émile Goudeau, fondateur du Cercle des Hydropathes, lui permet d'attirer au Chat Noir toute une faune d'écrivains, de poètes et de chansonniers qui feront la réputation du lieu.

D'emblée, la liste est longue, des artistes qui se pressent chez Salis : Charles Cros, Théodore de Banville, Barbey d'Aurevilly, Alphonse Daudet, Léon Bloy, Alphonse Allais, Villiers de l'Isle-Adam, Jean Lorrain pour les écrivains, Willette, Caran d'Ache, Steinlen ou Robida pour les dessinateurs, et bien sûr, Aristide Bruant, le célèbre chansonnier montmartrois, qui composera une ballade sur le cabaret.

Certains d'entre eux vont participer à la revue fondée dans la foulée par le maître des lieux, également baptisée Le Chat noir [à lire sur Gallica]. Tous rivalisent d'insolence et d'inventivité au cours de soirées organisées comme de véritables « happenings » avant la lettre, où l'alcool et les bons mots coulent à flots.

En octobre 1882, le cabaret a les honneurs du Constitutionnel, qui le présente comme le lieu de rendez-vous des « incohérents », amateurs de « bizarre » et autres excentriques  :

« C'est au cabaret du Chat noir (enseigne inspirée d'Edgard Poë), sur les hauteurs de Montmartre, que se réunissent les incohérents.

Le “patron” de l'établissement est lui-même une personnalité bizarre. Rodolphe Salis – c'est son nom – est en même temps, peintre et littérateur ; peintre, il a signé quelques jolis tableaux ; littérateur, il s'est improvisé directeur d'un amusant et pittoresque journal charivaresque qui porte également le titre du Chat Noir.

Il a fait de son “cabaret” un véritable petit musée, où il a, ma foi, rassemblé de très curieux objets d'art. Les camarades se sont amusé à peindre les murs, comme chez la mère Léopold, à Cernay. C'est positivement charmant. »

Salis a l'idée d'installer un piano, chose inédite à l'époque dans une taverne. L'enseigne, un chat posté sur la lune, est dessinée par le peintre Willette. À l'entrée, un Suisse en costume accueille les clients, avec la consigne de rabrouer curés et militaires. Les « bourgeois » quant à eux, sont systématiquement chahutés, comme le raconte cet article paru en janvier 1883 dans Paris :

« Un beau soir, arrivent deux consommateurs dans la taverne dont toutes les tables étaient occupées. Rodolphe Salis daigne les aborder : – Qu’est-ce que vous désirez, messieurs ? – Mais, mais mon Dieu, faire ce qu’on fait dans toutes les tavernes... prendre quelque chose.

Rodolphe Salis n’est pas désarmé par cette réponse toute naturelle. – Êtes-vous musiciens, messieurs ? — Mon Dieu, non. – Poètes ? – Non. – Peintres, alors ? – Pas davantage. – Hum ! ça devient grave.

Tête des deux consommateurs ! – Comment, grave ? s’écrient-ils d'une commune voix.

– Vous êtes, au moins, sculpteurs ? reprend Rodolphe Salis. – Pas même ! – Alors, vous n’êtes que des bourgeois ? – Hélas ! oui.

Le poète Salis se tourne, solennel, vers un garçon : – Garçon ! – Monsieur! – Conduisez ces messieurs à l’Institut ! Et les consommateurs effarés sont enfournés par le garçon dans une espèce de cabinet noir sis au fond de la salle. C’est ce qu’on appelle au Chat noir à l’Institut !

Cinq minutes se passent. Soudain, l’un des bourgeois glisse sa tête hors du cabinet noir. – Pardon, dit-il non sans timidité ; pardon, mais je voudrais vous parler. – Vous voulez me parler ? – Oui. – Garçon ! sortez ces messieurs de l’Institut !

Les bourgeois reparaissent au milieu de la taverne. L’un d’eux reprend la parole : – Vous êtes bien M. Salis ? – C’est moi-même. – Nous désirerions nous abonner au Chat noir. – Au journal ? – Oui. Rodolphe se tourne vers les artistes qui peuplent les tables de la taverne : – Messieurs, veuillez voter ! Consentez-vous à ce que des bourgeois s’abonnent au Chat noir ?

On vote. À une faible majorité, l’abonnement est autorisé. – Messieurs, reprend Rodolphe Salis, pour combien d’années voulez-vous que ces messieurs s’abonnent ? On revote. Les artistes déclarent à une forte majorité qu’on imposera aux deux bourgeois un abonnement de dix ans !

Alors, Rodolphe Salis ajoute, toujours gravement : – Messieurs, l'abonnement est de seize francs par an... Veuillez verser cent soixante francs ! Les bourgeois, intimidés, paient les 160 francs. – Et si le Chat Noir ne parait pas pendant dix ans, achève le poète... soyez tranquilles ! Je vous enverrai un bock ! »

Salis, dont la radinerie était légendaire, avait d'ailleurs l'habitude de ne jamais payer les artistes, ni le personnel... En juin 1885, le Chat Noir déménage et s'installe au 12 rue de Laval (aujourd'hui rue Victor Massé, dans le 9e arrondissement). Rodolphe Salis, pour annoncer le changement d'adresse, fait afficher cette joyeuse déclaration que retranscrit L'Événément :

« Le Chat noir déménage et change de tanière ; pourtant, que Montmartre se rassure ! Montmartre n’est pas abandonné. Le Chat noir miaulera désormais 12, rue de Laval.

Gentilhommes, bourgeois et manants sont invités à boire l'hypocras dans les coupes, cependant que les poètes, les musiciens et les peintres charmeront, tout le jour durant, l’esprit, l’oreille et les yeux.

Fait en mon hôtel du Chat noir,
Moi,
Rodolphe Salis. »

Il y a là un “moi” jeté comme un défi à la tristesse par le peintre gentilhomme cabaretier, un “moi” à faire tressaillir l’ombre de Pascal. »

Cabaret du Chat noir, rue Victor Massé, Robida - source : WikiCommons
Cabaret du Chat noir, rue Victor Massé, Robida - source : WikiCommons

Hors-série « faits divers »

« Les Grandes Affaires criminelles de la région »

En partenariat avec RetroNews, « Sud Ouest » publie un hors-série consacré à neuf faits divers qui se sont déroulés entre 1870 et 1986 en Nouvelle-Aquitaine

EN SAVOIR PLUS

Dans le nouveau local, beaucoup plus grand, le succès du Chat Noir va croissant, tandis que d'autres cabarets fleurissent dans son sillage sur toute la Butte. En novembre 1887, l'influent chroniqueur Francisque Sarcey va même évoquer le célèbre repaire d'artistes dans les respectacles Annales politiques et littéraires :

« Le Chat-Noir est une manière de brasserie, où se réunissent beaucoup de gens de lettres et artistes, pour y causer de omni re scibili en buvant de la bière, où viennent nombre de bourgeois, dans l'espérance d'assister à ces entretiens et d'en prendre leur part.

Le chef de l'établissement est un homme de beaucoup d'esprit, qui a su, par toutes sortes d'inventions drolatiques, à l'aide d'une réclame merveilleusement organisée, maintenir et accroître la vogue de son établissement [...].

Le Chat-Noir est devenu un des lieux à la mode, qu'il faut avoir vus au moins une fois. Cette mode durera apparemment ce que durent les modes qui n'ont rien de sérieux. Salis, qui est un fumiste de premier ordre, en profite et il a bien raison d'écorcher l'anguille, tandis qu'elle est en vie. »

C'est pour ce deuxième Chat Noir que Steinlen va créer la célèbre affiche figurant aujourd'hui sur les souvenirs vendus dans les échoppes touristiques de Montmartre.

Des spectacles ont lieu au premier étage, devant un public généralement aviné, tandis que le second étage accueille un « théâtre d'ombres » inventé par le peintre Henri Rivière – on peut encore l'admirer aujourd'hui au musée d'Orsay.

Hélas, victime de son succès, le cabaret suscite déjà, chez les chroniqueurs, la nostalgie des premiers temps. Ainsi Hugues Le Roux écrit-il dans Le Monde illustré en décembre 1888 :

« Aujourd'hui que l'“hostellerie” a trois étages et que les fiacres des bourgeois viennent chaque soir stationner devant la porte, la maison a perdu son caractère diabolique.

Mais quand on était entre soi, entre initiés, autrefois, dans l'ancien sanctuaire, la griffe du Malin apparaissait partout, et le soir, son ricanement que l'on entendait d'un trottoir à l'autre mettait l'effroi au cœur des passants [...].

Rire de damnés, mes bons amis, rire d'anges déchus, rire de diables. Ils sont un groupe qui ont fini par trouver drôle que tout allait si mal, que la force brutale, la sottise, la férocité de l'égoïsme continuassent de gouverner l'humanité comme aux débuts des temps. »

En janvier 1896, Le Temps annonce que la survie du Chat Noir est menacée par la concurrence et par l'absence de moyens financiers de Salis. Longuement interviewé par le quotidien, il livre quantité d'anecdotes sur la « brasserie artistique », véritable œuvre de sa vie :

« Non seulement nous avons créé le cabaret artistique, où s’est développée une chanson d’un nouveau genre, satirique, ironique, fantaisiste tout en restant littéraire, mais nous avons transformé la physionomie de Montmartre.

Ce malheureux quartier était alors presque exclusivement fréquenté par des souteneurs et des filles, la clientèle habituelle de ses seuls établissements de plaisir, l’Élysée, la Boule-Noire, la Reine-Blanche. Je puis dire que c’est grâce à nous que Montmartre est devenu un centre artistique. »

Au mois de décembre 1896, Salis pouvait encore déclarer au Figaro : « Je renaîtrai bientôt […], car je me dois trop à l'actuelle génération en effervescence pour songer un instant à lui retirer la ressource productrice de mon établissement. » Mais il meurt peu après, le 20 mars 1897. Le Chat Noir disparaît avec lui.

La presse rend une dernière fois hommage au génial cabaretier, à l'instar du Monde illustré dans l'édition du 27 mars, qui publie plusieurs images du cabaret :

Un autre Chat Noir sera créé en 1907, mais il n'aura pas le charme excentrique de ses deux illustres prédécesseurs.

Pour en savoir plus :

Mariel Oberthür, Le Cabaret du Chat Noir à Montmartre (1881-1897), Editions Slatkine, 2007

Les Poètes du Chat noir, Poésie Gallimard, 1996

Richard Kaitzine, Le Cabaret du Chat Noir. Histoire artistique, politique, alchimique et secrète de Montmartre, Le Mercure dauphinois, 2018

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