Interview

Les musiques brésiliennes, passion de la France des Années folles

le 29/11/2022 par Anaïs Fléchet, Julien Morel
le 15/11/2019 par Anaïs Fléchet, Julien Morel - modifié le 29/11/2022
Indications illustrées en vue de bien exécuter la maxixe, danse brésilienne, dans Femina, 1914 - source : RetroNews-BnF
Indications illustrées en vue de bien exécuter la maxixe, danse brésilienne, dans Femina, 1914 - source : RetroNews-BnF

L’historienne Anaïs Fléchet revient avec nous sur l’apparition et la progressive intégration de la musique et des danses brésiliennes en France, via les bals et autres « dancings » des années 1910 et 20.

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Anaïs Fléchet est historienne, maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, directrice adjointe du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines et membre de l’Institut Universitaire de France. Elle travaille autour de l’histoire culturelle brésilienne, et en particulier sur les enjeux liés à la musique.

En amont de son intervention au Festival du film d’Histoire de Pessac, nous sommes revenus avec elle sur les échanges culturels entre France et Brésil au début du XXe siècle, en s’arrêtant notamment autour de l’implantation de la musique et de la danse brésiliennes dans les bals et dancings parisiens.

Propos recueillis par Julien Morel

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RetroNews : À partir de quel moment la musique brésilienne parvient-elle à s’implanter en France ?

Anaïs Fléchet : Les Français découvrent la musique brésilienne dans les premières décennies du XXe siècle, avant la Première Guerre mondiale. Divers artistes brésiliens se produisent alors à Paris, où ils viennent parfaire leurs études musicales – au Conservatoire notamment – et faire carrière – dans les salles de concert prestigieuses ou dans les cabarets et divers café-concerts de la capitale. La matchitche (qui en portugais du Brésil est un mot masculin, o maxixe) est le premier genre musical brésilien a suscité une véritable mode en France, dans les années 1912 et 1913. C’est une musique de danse très syncopée, née de la fusion des danses de couple européennes – valse, polka, scottish – et des rythmes africains importés par les esclaves à Rio au XIXe siècle.

Ces artistes choisissent Paris en raison de liens culturels anciens, mais aussi de la centralité de Paris à cette époque ; la France joue alors véritablement le rôle de « tête de pont » pour la culture brésilienne en Europe, bien plus que le Portugal. C’est à partir de Paris que les musiques brésiliennes se diffusent vers Londres, Berlin et New York, où les époux Irene et Vernon Castle lancent la « maxixe parisienne » en 1914.

Quels genres de musique et danses brésiliennes sont alors accueillis en France ? Peut-on déjà entrevoir une sociologie de l’auditeur de musique brésilienne ?

Ce sont les musiques de danse afro-brésiliennes qui séduisent le public français : la maxixe avant la guerre, puis la samba dans les années 1920. Mais souvent dans une version « édulcorée » : les allures sont revues à la baisse, les chorégraphies aseptisées, avec beaucoup moins de déhanchements et des figures de bras inconnues au Brésil.

La sociologie des publics est assez difficile à établir pour cette période. On sait cependant que le phénomène demeure très parisien, avec des extensions dans les « casinos » des villes balnéaires. Les cours de danse latines s’adressent à un public aisé, de même que les revues féminines dans lesquelles ont peut apprendre les pas ou s’informer sur les dancings à la mode, comme Femina. Mais les dancings sont un lieu de forte diversité sociale comme l’a bien montré Sophie Jacotot dans son livre Danser à Paris dans l’entre-deux-guerres. Et la radio joue des sambas enregistrées sur disques par des compagnies telles que Gramophone ou Pathé, ce qui leur permet une plus grande diffusion.

Lorsque ces musiques populaires font leur apparition en France, de quelle façon la presse en parle-t-elle ?

Comme je le disais, ces musiques sont jouées à Paris dans divers lieux de divertissements : des restaurants (le Shéhérazade à Pigalle, le Sans-Souci), des bals (le bal Bullier, le Moulin de la Galette), des cabarets de Montmartre et Montparnasse, des dancings (« dancing Palace à Boulogne »), des théâtres pour des soirées de gala, etc.

La presse est plutôt favorable à ces « danses nouvelles » dont l’exotisme apporte un peu de saveur aux nuits parisiennes et que la haute bourgeoisie adopte avec bonheur. Même si certains critiques demeurent et s’accentuent – surtout avec la vague xénophobe des années 1930. Dans l’ensemble, la réception est positive.

Cet accueil favorable suscite d’ailleurs des interrogations parmi les élites brésiliennes, qui considèrent généralement ces danses d’origine populaire comme diaboliques et pernicieuses. Le succès parisien les conduit à revoir leur jugement… C’est ce que j’ai appelé un effet retour. Comme pour le tango, le passage par Paris contribue à légitimer la maxixe et la samba au Brésil même.

Même si ce n’est pas le seul facteur, on peut y voir un élément important du changement de statut des genres musicaux afro-brésiliens dans les années 1920 et 1930. C’est ce que le chercheur Hermano Vianna a appelé « le mystère de la samba » ou comment un genre auparavant méprisé en fonction de ses origines populaires et africaines est devenu un emblème de l’identité brésilienne à partir des années 1930 – au point qu’une samba, Aquarela do Brasil, est aujourd’hui souvent considéré comme le deuxième hymne national.

À partir de quel moment les cercles moins « populaires » et plus « savants » s’intéressent-ils à ces cultures brésiliennes, et selon quelles modalités ?

Il existe une curiosité pour le Brésil après la Première Guerre mondiale, ce qui correspond à un moment de profonde remise en cause des intellectuels et de « malaise dans la civilisation » qui conduit une partie des avants-gardes européennes à se tourner vers des ailleurs lointains. Le Brésil, primitif et métis, séduit.

Des musiciens comme Darius Milhaud, qui a passé une partie de la Guerre au Brésil comme attaché de l’ambassadeur Paul Claudel, des écrivains comme Blaise Cendrars, qui a noué de nombreux contacts avec les modernistes brésiliens, ou Benjamin Péret, qui a longuement séjourné au Brésil avec sa femme, la cantatrice Elsie Houston-Péret, avant de s’en faire expulser par le gouvernement autoritaire de Getulio Vargas en raison de ses engagements trotskystes, contribuent à faire connaître la culture brésilienne dans les cercles d’avant-garde.

L’un des reportages au Brésil de l’écrivain et reporter Blaise Cendrars pour Paris-Soir, 1938

La présence d’artistes brésiliens à Paris (le compositeur Villa-Lobos, mais aussi la peintre Tarsila do Amaral, des poètes comme Oswald de Andrade, etc.) joue aussi un rôle important dans cette phase de « découverte ».

Mais c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que le Brésil suscite l’intérêt des intellectuels dans le sillage des travaux de Claude Lévi-Strauss et Roger Bastide – tous deux partis au Brésil dans le cadre de missions universitaires françaises dans les années 1930. Sartre et Simone de Beauvoir vont au Brésil. Des livres importants comme celui de Gilberto Freyre, Maîtres et Esclaves, sont enfin traduits. Le métissage brésilien suscite aussi l’attention à l’Unesco, qui diligente de grandes enquêtes sociologiques sur place, etc.

Vous m’avez dit que lorsqu’elles commencent à s’intégrer dans le paysage musical français, les musiques brésiliennes sont parfois récupérées par des musiciens d’ici. Des collaborations ont-elles lieu entre chanteurs français et musiciens brésiliens ?

Les phénomènes d’appropriation sont anciens et nombreux. Dès les premières décennies du siècle, des maxixes et des sambas ont été enregistrées par des orchestres français (en réalité souvent « tziganes ») pour des maisons de disques comme Odéon, Pathé ou Gramophone. La comparaison avec les enregistrements des orchestres brésiliens de l’époque montre tous les glissements opérés : allure ralentie, simplification des cellules rythmiques, modification de l’instrumentation (notamment au niveau des percussions). Mais le public parisien peut aussi découvrir la maxixe et la samba « en version originale » grâce aux tournées d’artistes brésiliens, comme le groupe des Batutas menés par Pixinguinha et Donga, considérés comme les deux « pères » de la samba au Brésil, qui jouent à Paris pendant plusieurs mois en 1922.

Encart de publicité en faveur d’un concert des Batutas en France, Le Journal, 1922

Dans le registre savant, on peut également citer les œuvres de Darius Milhaud, comme Le Bœuf sur le toit, musique pour ballet sur un argument de Jean Cocteau (1920), composé sur le mode d’un ready-made à partir de 24 fragments de maxixes, tangos, polkas et sambas brésiliens écrits par Chiquinha Gonzaga, Catulo da Paixão Cearense, Marcelo Tupinamba, Ernesto Nazareth, etc. Et O Boi no Telhado, grand succès du carnaval de 1917.

C’est d’ailleurs cette pièce qui a donné son nom au restaurant Le Bœuf sur le toit, devenu le grand lieu de rendez-vous des avant-gardes parisiennes des Années folles, où le jazz notamment a gagné ses lettres de noblesse. C’est aussi l’origine de l’expression « faire le bœuf », utilisée aujourd’hui encore par les musiciens de jazz comme synonyme de jam session.

Après la Seconde Guerre mondiale, la samba connaît un regain de mode en France. Mais elle est cette fois chantée en français ou en anglais par des artistes américains. Les versions françaises sont en général des créations à part entière, qui n’ont que très peu de rapport avec les originaux brésiliens. On joue sur les registres romantique, érotique ou comique : Henri Salvador, Georges Guétary, Dario Moreno ou Les Compagnons de la chanson imposent pour la première fois des « sambas » chantées en français au hit-parade. Dont Si tu vas à Rio…, qui est en réalité une marche de carnaval, avec des paroles relativement tristes en hommage à une actrice décédée.

Dans les années 1960, une nouvelle génération d’auteurs-compositeurs-interprètes dénonce cet exotisme facile et propose de nouvelles versions plus « authentiques » des musiques brésiliennes : c’est le cas de Pierre Barouh par exemple, de Claude Nougaro, Georges Moustaki, Françoise Hardy ou encore Marie Laforêt qui contribuent à faire connaître les nouveaux genres brésiliens aux publics français, la bossa nova mais aussi la chanson engagée, le tropicalisme, etc.

Les collaborations entre artistes français et brésiliens se font alors plus nombreuses, comme celles entre Claude Nougaro et le guitariste Baden Powell.

Comment « La Mattchiche » de Félix Mayol est-elle reçue en France à sa sortie ? Peut-on déjà parler de « réappropriation culturelle » ?

Créée dans le théâtre parisien de la Scala en 1905, la Mattchiche est l’un des plus grands succès de Félix Mayol. Avec plus de 240 000 partitions vendues, cinq versions enregistrées chez Gramophone, Odéon, A.P.G.A. et Parlophone, la Mattchiche est devenu un refrain populaire de la Belle Époque. Reprise par Fragson (1869-1913), Mistinguett (1873-1956) et le jeune Maurice Chevalier (1888-1972), elle traverse l’Atlantique, gagne les États-Unis et le Canada en 1905, et on la retrouve même au Brésil en 1906.

Ses origines, cependant, sont assez mystérieuses. Sur les partitions comme dans les mémoires de Mayol, la chanson est présentée comme une « célèbre marche espagnole » arrangée par Charles Borel-Clerc (1879-1959). Mais il s’agit en fait de l’adaptation du refrain de Los Inocentes, une zarzuela créée à l’Apollo de Madrid en 1895 sur une musique de Ramón Estellés. Et, sur le plan formel, la Mattchiche de Mayol s’apparente à une polka et n’a rien de brésilien !

Les paroles évoquent la rencontre entre un « hidalgo » et une « jolie Montmartroise » au bal du Moulin de la Galette, la danse entamée par le couple et les frasques érotiques qui suivent son exécution – des « nichons qui pointent » jusqu’aux « croupes blondes »…

Par ailleurs, la danse ne ressemble pas du tout à la maxixe brésilienne. Selon la théorie de la danse publiée à l’intérieur de la partition, les couples devaient effectuer un « mouvement en chaloupe », enchaîner quelques « glissades à pas comptés », entamer une « danse des mains » et se baisser par petites flexions des genoux « comme s’ils voulaient s’asseoir sur un petit blanc qui s’éloignerait graduellement de leur séant ».

Parmi les nombreuses figures clés des échanges musicaux et culturels entre France et Brésil dans l’entre-deux-guerres, laquelle est selon vous la plus « importante » ?

Il est très difficile de choisir ! On pense souvent bien sûr à Heitor Villa-Lobos et Darius Milhaud. Mais je préférerais peut-être insister aujourd’hui sur la figure de Duque, qui montre bien la diversité des acteurs impliqués dans ces échanges musicaux, qui ne se limitent pas, loin de là, aux artistes mais comprennent toutes les strates du « négoce culturel ».

Au fil du XXe siècle et particulièrement dans sa seconde moitié, ces échanges culturels entre France et Brésil se perpétueront-ils ? Sous quelles formes et avec quels types d’œuvres ?

Oui, comme je le disais précédemment, le mouvement se proursuit jusqu’à nos jours. Les publics français ont découvert de nombreux genres brésiliens dans le sillage des musiques du monde: choro, funk, batucadas, maracatus, etc.

Sur le plan politique, la période de la dictature militaire brésilienne (1964-1985) a été importante : de nombreux artistes brésiliens ont été contraints à l’exil et ont vécu en Europe, en France, en Angleterre ou en Italie, ce qui a renforcé les échanges culturels. On retrouve des dynamiques similaires aujourd’hui sous le gouvernement de Jair Bolsonaro, dont les politiques (coupes budgétaires, censure) pèsent très fortement sur le secteur culturel.

Si tu vas à Rio… La musique populaire brésilienne en France au XXe siècle d’Anaïs Fléchet est paru en 2013 aux éditions Armand Colin. Elle participera au Festival du film d’Histoire 2019 en tant que conférencière et jury.

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