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Un scandale à la Belle Époque : Les Sous-offs de Lucien Descaves

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

Dans une France fin-de-siècle tout juste sortie du boulangisme, la parution d’un roman sur l’armée bouleverse l’opinion. Mobilisant intellectuels, militaires et personnalités politiques, il s’agit presque d’une Affaire Dreyfus avant l’heure.

Le verdit de la Cour d’Assises de la Seine tombe le 15 mars 1890 : Lucien Descaves, jeune romancier naturaliste accusé d’« injures faites à l’armée » et « d’outrages aux bonnes mœurs » pour la parution de son roman Sous-offs (Stock) est finalement acquitté.

La décision de la Cour met un terme au scandale politique et littéraire qui agite la presse nationale depuis la parution du roman quelques mois plus tôt. Il faut dire que l’ouvrage de Lucien Descaves, lui-même ancien sergent-major, n’est pas tendre pour le service militaire imposé à un nombre croissant de Français sous la Troisième République.

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Dans un style réaliste « tourmenté » – Descaves est un disciple et un proche d’Edmond de Goncourt et de Joris-Karl Huysmans –, le roman multiplie les descriptions mornes de la vie militaire, entre la médiocrité intellectuelle des gradés, les abus de pouvoir et les mille tentations qui conduisent à l’alcoolisme, à l’hôpital, au conseil de guerre et au suicide,  conséquences inéluctables de « la petite vérole militaire ». Le traumatisme de la défaite de 1870 et l’aura qui entoure l’armée française, symbole de puissance et d’union nationale, sont pour beaucoup dans la réception houleuse d’un roman qui semble déchirer le voile patriotique pour laisser entrevoir les petites misères du monde militaire.

Pourtant, d’autres écrivains, d’Abel Hermant (Le Cavalier Miserey) à Georges Courteline (Les Gaîtés de l’escadron) se sont déjà essayé à la critique des mœurs militaires sans être inquiétés par la Justice. Cet excès d’honneur littéraire et de déshonneur judiciaire, Lucien Descaves le doit à une conjoncture politique singulière marquée par les derniers feux du boulangisme et l’autonomisation croissante de la scène littéraire en France, précédant de quelques années l’avènement des « intellectuels » durant l’Affaire Dreyfus.

L’angoisse du complot boulangiste

En ces derniers mois de l’automne 1889, les défaites électorales du général Boulanger, son exil en Belgique et le succès récent de l’Exposition Universelle semblent avoir mis un terme à l’agitation boulangiste. Pourtant, lorsque La Presse publie le 12 décembre le soutien du général aux sous-officiers attaqués par le roman de Lucien Descaves, les contempteurs du boulangisme ne manquent pas de voir dans ces quelques mots un appel direct à l’armée.

« À propos des “Sous-Officiers” […]

Saint-Hélier, 6 décembre 1889.

Mon cher ami, Je viens de lire votre article paru dans La Presse, “Sous-Officiers”. Il m'a fait le plus vif plaisir, et je vous félicite sincèrement de l'énergie avec laquelle vous avez défendu l'honneur de nos sous-officiers. Ils vous en seront reconnaissants, et votre article leur montrera où sont leurs amis.

Recevez, mon cher Laisant, l'expression de mes sentiments affectueux.

Général BOULANGER. »

Car ce mince filet dans La Presse rappelle à qui veut l’entendre les mesures prise par le général Boulanger, lorsque, ministre de la Guerre de janvier 1886 à mai 1887, il avait tenté d’améliorer les conditions de vie des sous-officiers et de supprimer les privilèges des Saint-Cyriens, agitant le spectre de l’agitation sociale sous l’uniforme militaire. Ces quelques mots devaient donc rappeler le général au bon souvenir des sous-officiers dont certains, piqués par le roman de Lucien Descaves, étaient susceptibles de rejoindre les opposants au régime.

Il n’en fallait pas moins pour alarmer le gouvernement engagé dans une lutte sans merci contre les derniers feux du boulangisme. Pour parer à tout risque de récupération politique, Jules Freycinet, ministre de la Guerre, dépose une plainte contre Lucien Descaves pour « injures à l’armée » et « outrages aux bonnes mœurs ». Le 14 décembre 1889, « L’Affaire Sous-offs » est lancée devant la Cour d’assise de la Seine et le tribunal de l’opinion publique.

Les écrivains naturalistes contre l’armée française

Le président de la Cour d’appel de Paris chargé de l’instruction du procès, Jules Quesnay de Beaurepaire, n’est autre que le procureur général nommé par le pouvoir républicain pour instruire le procès du général Boulanger en avril 1889. L’influence de Quesnay de Beaurepaire semble autant politique que littéraire car, romancier sous les noms d’emprunt de Jules de Glouvet ou Lucie Herpin, ce dernier incarne un courant idéaliste opposé au naturalisme auquel se rattache Lucien Descaves.

De fait, Sous-offs est autant jugé sur le fond, antimilitariste, que sur la forme naturaliste du roman. À cette occasion, l’ombre d’Émile Zola plane sur les débats qui entourent « l’affaire Sous-offs ». Le maître du naturalisme défend lui-même le roman en attestant l’authenticité des observations de Lucien Descaves.

Lucien Descaves, gravure d'après photo de Charles Maylander, 1908 - source : WikiCommons
Lucien Descaves, gravure d'après photo de Charles Maylander, 1908 - source : WikiCommons

« Aujourd’hui, on nous annonce que le ministre de la Guerre aurait sollicité son collègue, M. Thévenet, d'intenter des poursuites contre Lucien Descaves. À ce sujet, un journaliste a jugé à propos d'interviewer Émile Zola.

Le grand romancier a fait connaître toute sa façon de penser. Pour lui, tous ceux qui ont passé à la caserne savent que Sous-offs est une analyse scrupuleusement exacte des choses du régiment. En principe, il est opposé à toutes les poursuites littéraires, et il regrette celles que l'on va intenter à M. Descaves, bien qu'elles soient plutôt politiques que littéraires.

Il est, pour lui, hors de doute que M. Descaves n'a pas cherché le scandale ; il est venu tout seul. »

Les premières critiques, virulentes, sont le fait de la presse conservatrice. Dans L’Autorité, Paul Cassagnac ne trouve pas de circonstances atténuantes à un roman qu’il faut « flétrir comme doivent être flétries les œuvres qui s’attachent à détruire ce qu’il y a de plus respectable au monde, ce qu’il y a de plus sacré après Dieu, après la famille, l’Armée enfin ! ».

Cette rhétorique renvoie « l’affaire Sous-offs » à un procès en désacralisation. Il oppose les défenseurs de « l’Arche Sainte » (L’armée), réceptacle du sacré dont est alors investie la nation, au droit des écrivains à la liberté d’expression.

Dans Le Figaro du 24 décembre 1889, les grands noms de la littérature, d’Émile Zola à Edmond De Goncourt, s’opposent à la mise en accusation du roman au nom de la liberté de l’Art.

« Des poursuites sont intentées contre un livre, sur la demande du ministre de la Guerre, à la veille d'une discussion législative sur la liberté d'écrire. Nous nous unissons pour protester.

Depuis vingt ans, nous avons pris l'habitude de la liberté. Nous avons conquis nos franchises. Au nom de l'indépendance de l'écrivain, nous nous élevons énergiquement contre toutes poursuites attentatoires à la libre expression de la pensée écrite.

Solidaires lorsque l'Art est en cause, nous prions le gouvernement de réfléchir. »

Dans la presse, l’affaiblissement de la sacralité militaire coïncide avec l’affirmation de l’autonomie du champ littéraire. Cette configuration nouvelle permet aux écrivains d’exercer une véritable influence en affirmant leur indépendance et, c’est un pas franchi par le courant naturaliste, leur « expertise » littéraire dans les débats politiques et l’observation sociale, anticipant de quelques années la configuration intellectuelle, universitaire et médiatique du camp dreyfusard.

Les « sous-offs » ou l’épouvante de la bourgeoisie française

Par un retournement spectaculaire, le procès de Sous-offs devient le procès des sous-officiers devant l’opinion publique. Comme Paul Bonnetain dans Le Figaro, nombreuses sont les voix qui appellent au grand nettoyage des « dessous de l’armée », expression significative pour qualifier ces « bas-fonds » de la caserne où se perpétuent la corruption et la brutalité.

« Ce roman militaire, Sous-Offs, qui fait si beau tapage, je viens de le relire... Sévèrement réaliste, mais sans concessions intéressées au goût de la foule pour le sale, elle m'avait paru dénoter, cette œuvre, un don d'observation aiguë, une rare conscience, une probité scrupuleuse d’écrivain […].

[…] Devant l'âpreté des critiques civils, jugeant uniquement le livre de M. Descaves au point de vue militaire, j'ai voulu l'étudier en soldat. Et voici mon impression : il sent la vérité, il la pue, cet “Assommoir” de la caserne, qui nous photographie les dessous de l’armée. »

Ces « bas-fonds » militaires inquiètent au même moment la bourgeoisie française, dont le discours sur la caserne connaît une nette inflexion après le vote de la loi dite des « trois ans » (15 juillet 1889), votée contre les privilèges et les dispenses accordées aux conscrits les plus fortunés.

Les Sous-offs de Lucien Descaves fournissent alors des arguments précieux à cette condamnation apeurée de la vie de caserne. Ils sont ceux par qui le mauvais exemple et la brutalité mettent en danger l’intégrité de la nouvelle recrue. Ils incarnent, enfin, l’insupportable inversion sociale de l’autorité en commandant à des recrues plus instruites et plus éduquées. Cette défiance envers les « sous-offs », empreinte de mépris social plus que de considérations politiques, explique ainsi le large soutien obtenu par le roman jusque dans la presse la plus favorable à l’armée.

Le 15 mars 1890, Lucien Descaves peut être satisfait du verdict de la Cour d’assises de la Seine. Sous-offs s’est déjà vendu à plus de 30 000 exemplaires et assure à son auteur une renommée politique et littéraire que son statut d’écrivain naturaliste de second rang pouvait difficilement lui faire espérer.

Il s’en souviendra lorsqu’en 1932, membre de l’Académie Goncourt, il soutiendra contre les accusations d’obscénités le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.

Mathieu Marly est historien, agrégé et docteur en histoire, coordinateur de l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (ehne.fr) à Sorbonne Université et associé au laboratoire IRHiS (Lille 3). Ses travaux portent sur l’histoire sociale et coloniale des armées européennes. Il a publié en 2019 Distinguer et soumettre. Une histoire sociale de l’armée française (1872-1914).