Chronique

Un deuil transnational : la mort accidentelle de la reine Astrid de Belgique

le 26/10/2021 par Édouard Sill
le 17/08/2021 par Édouard Sill - modifié le 26/10/2021

Adorée des foules comme des chroniqueurs, la reine Astrid s’éteint à 29 ans à la suite d’un terrible accident de voiture en Suisse. Drame en Belgique, l’événement se répercute, hystérisé, partout en Europe.

29 août 1935, une puissante automobile américaine file sur la route bordant le lac des Quatre-Cantons, près de la discrète bourgade de Küssnacht, villégiature prisée du Gotha en goguette. Une embardée et la Packard saute le muret latéral avant de percuter violemment un arbre, éjectant son conducteur et la passagère. Démolie, la voiture dégringole et termine sa course dans les roseaux du paisible lac alpin.

Brisée, la passagère, qui n’est autre que la reine des Belges,  agonise sur l’herbe. Le conducteur, le roi Léopold III, gît un peu plus loin, blessé et en état de choc. Le chauffeur officiel, relégué à l’arrière du véhicule, s’extrait indemne de l’épave et accourt vers les corps gisants. Les secours s’activent, mais la jeune souveraine venue du nord qui avait conquis le cœur des Belges comme des Français, expire.

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Car la reine Astrid, foudroyée à 29 ans, était adorée bien au-delà de la seule Belgique. Pour Le Journal, c’est « l’univers entier » qui pleure la jeune femme.

Bouleversante, sensationnelle, la terrible nouvelle foudroie et fige l’actualité européenne alors préoccupée par la montée des tensions entre l’Italie et l’Éthiopie, car le Duce réclame l’extension de ses colonies au détriment du royaume du Négus.

Elle éclipse aussi le décès – le même jour à Moscou – de l’écrivain pacifiste Henri Barbusse, prix Goncourt 1916. Et si L’Humanité réserve naturellement sa couverture à l’écrivain, le journal communiste dut laisser le couple royal à la Une ; un strapontin révélateur de l’importance de l’événement tragique.

Comble de malheur, c’est le second deuil royal qui frappe la Belgique. L’année précédente, le 17 février 1934, Albert Ier de Belgique, le « Roi chevalier » décédait des suites d’une chute lors d’une excursion.

La douleur des Belges est immense. Deux jours durant, les envoyés spéciaux de L’Excelsior rendent compte de la douleur du peuple belge et de Bruxelles, saisie par l’effroyable nouvelle.

À Bruxelles, les pavillons de l’exposition universelle et internationale 1935 sont fermés. L’événement est en effet international et les réactions émues des capitales succèdent à la consternation des trônes d’Europe.  On songe aussi, naturellement, aux trois orphelins : l'aînée, la princesse Charlotte, le second, le prince héritier Baudouin, et le plus jeune, le prince Albert.

Le Journal se fait l’écho de la stupeur et de l’émotion qui saisirent la France à l’annonce de la nouvelle :

« Un peuple est en deuil. Un peuple ami. Aussi bien Paris, qui sait comprendre et pleurer, a communié hier avec le peuple belge dans sa douleur.

Dès que fut connue la nouvelle, l'émotion la plus vive étreignit la capitale. Les vendeurs n'avaient plus assez de journaux pour les passants assoiffés de nouvelles ; sur de nombreux immeubles, des drapeaux étaient mis en berne ; certains commerçants, dans une pensée touchante, ornaient leurs vitrines des deux portraits des souverains belges. »

À l’instar des radios belges, les stations françaises cessent leurs émissions durant un moment tandis que les concerts et ballets radiodiffusés prévus sont annulés.

Depuis son mariage avec Léopold en 1926, la jeune suédoise était une figure récurrente de la presse française.

Pour Paris Soir, c’est la « Princesse de légende, frappée en plein rêve ». Le Journal évoque sa simplicité, ses « convictions démocratiques » :

« La reine n'hésitait pas à promener son bébé au parc public, poussant elle-même la petite voiture. Les amateurs de protocole réprouvaient un peu ce caprice royal, mais le peuple l'en aimait davantage. »

Le Jour précise encore les qualités singulières de la souveraine :

« La reine Astrid a été exactement ce que doit être la souveraine d’un royaume démocratique contemporain. Elle a été davantage encore : une femme au grand cœur, compatissante à toutes les misères, à toutes les tristesses.

Elle fut aimée pour elle-même et c’est là sans doute le plus beau titre de gloire pour une reine. »

L’Excelsior consacre sa dernière de couverture à « La vie simple et magnifique de la reine Astrid ».

Alors, la France prend aussi le deuil, et Le Petit Courrier résume toute l’empathie du pays envers sa voisine éplorée, sœur et camarade des combats passés :

« Tous les journaux du matin consacrent leur première page presque entière à la mort dramatique de la reine des Belges, reflétant l’émotion que cette nouvelle a causée en France.

Ils soulignent qu’entre les Belges et nous trop de liens se sont noués depuis la fraternité d’armes de la grande guerre pour que ce nouveau coup de l’adversité ne nous atteigne pas à travers eux. »

Le Petit Journal confirme : « Nous pleurons aussi ».

« II n'est pas, depuis hier, un Français, il n'est pas un être humain qui n'oublie, pour un temps, les tribulations de sa propre patrie, les difficultés de sa propre Existence.

A la stupeur qui nous a tous frappés, succède une consternation universelle, une douleur collective qui est la somme de sentiments plus significatifs encore : la soudaine tristesse, de chacun. Une tristesse épouvantée. »

Le Courrier royal – une gazette lancée par le Comte de Paris en 1934 – rappelle à ses lecteurs que la suédoise Astrid  est une Bernadotte et que son lignage est francophile :

« Cadette des trois filles du duc de Vestergotland, frère cadet du roi de Suède, deux fois descendante de Joséphine de Beauharnais, impératrice des Français, Astrid de Suède était la petite-fille du roi Oscar II, ce monarque bien connu des Français, qui a porté ostensiblement durant tout son règne une humble médaille aux couleurs tricolores reçue à Cannes pour un sauvetage émouvant. »

Mais cet empressement français tient aussi à une raison plus prosaïque, parce que politique.

Le deuil frappe la Belgique à un moment où l’alliance franco-belge vacille. Quelques jours à peine avant le drame, les nationalistes flamands initiaient le mot d’ordre de « Los van Frankrijk » (« Séparons-nous de la France ») qui allait faire florès l’année suivante. Et parvenir à ses fins.

L’événement qui affecte le royaume belge est donc l’occasion de multiplier les preuves d’amitié françaises, au moment où l’Allemagne réarme.

Le président du Conseil Pierre Laval, le président Albert Lebrun ou encore le président du conseil municipal de Paris Jean Chiappe assurent la Belgique des condoléances émues de la France.

L’événement révèle aussi d’autres faces universelles, telles que la prégnance de la religiosité populaire comme l’attrait sordide pour le voyeurisme, deux émotions dont se repait la presse.

Car des centaines de journalistes se bousculent sur la scène de drame, littéralement mitraillée sous les flashes qui crépitent devant le moindre vestige. Des pages entières détaillent les circonstances de l’accident sous toutes les coutures, comme le placard central de Paris Soir dès le lendemain.

Selon L’Œuvre, c’est une petite seconde d’inattention du roi qui produisit la sortie de route. On feint de croire – ou l’on fit croire – que le véhicule roulait à une allure modérée : « la voiture dérapa sur l'asphalte mouillé et heurta un arbre » tandis que le roi et la reine étaient malheureusement projetés hors du véhicule.

Mais l’information est rapidement contredite par l'agence télégraphique suisse, qui assure que l'automobile roulait à vive allure. Et le roi avoua avoir « cru devoir […] jeter lui-même un coup d'œil sur la carte ». Le Journal rapporte les circonstances de l’accident :

« Des automobilistes venant d'Olten, et qui suivaient, à assez grande distance, le couple royal, virent la puissante torpédo, chassant soudain de l'arrière, décrire un quart de cercle sur la droite, piquer sur le mur – haut de 50 centimètres environ  –  qui bordait la route, le franchir, décrire un bond d'une quinzaine de mètres vers une prairie en contrebas où elle s'écrasa contre un arbre, et, tournoyant deux fois, heurter un second arbre et s'abîmer finalement dans les eaux du lac, qui n'est, à cet endroit, profond que de 70 centimètres.

Dès le premier choc, le roi et la reine avaient été projetés hors de la carrosserie. Mais, tandis que le roi roulait sur le sol, où il ne se faisait heureusement que des blessures superficielles, la reine, heurtant de plein front l'arbre fatal, s'y fracturait le crâne et se brisait la poitrine contre une basse branche. »

Mais, incontestablement, le souvenir le plus frappant et le plus durable dans les mémoires, fut l’exposition dans la chapelle ardente du cadavre reconstitué de la malheureuse souveraine, un instantané baroque de la mort copieusement reproduite dans les journaux.

Devant le corps exposé comme une relique, des centaines de milliers de Belges se pressent. Et sur les bords du lac helvétique, le site de l’accident est aménagé pour permettre aux visiteurs d’arpenter les lieux du drame. Une chapelle consacrée y est élevée et, une croix dressée sur l’emplacement funeste.

On songe à la béatification de « Sainte Astrid, reine des Belges ». Paris Soir rapporte « qu'un grand mouvement se fait actuellement en Belgique pour obtenir la canonisation de celle qui, après une vie exemplaire, connut une mort d'exception ».

Nombre de rues et de places de France seront rebaptisées du nom de la défunte souveraine, et jusqu’en Indochine, comme le rapporte L’Avenir du Tonkin. La plus célèbre est évidemment sise à Paris ; la place « Reine Astrid » est baptisée en 1937 ; elle accueillait déjà le monument à l’amitié franco-belge.

Dans Paris Soir, l’écrivain belge Henri Vandeputte rappelait que c’était aussi sa modernité qui avait fait de cette reine une légende :

« Une jeune fille moderne, instruite, ferme de caractère, qui n'est pas pour les romans d'amour, qui est armée pour la vie vécue, qui portera comme une robe de soie mince le fardeau du rôle qui lui échoit. »

Avant de conclure :

« Certes, le Belge est loyaliste, en son immense majorité, mais ce n'est pas la couronne […] qui l'intéressait en Astrid. C'était sa jeunesse, peut-être, plus que tout.

On peut apprécier ses maîtres sans les aimer. »

À Paris, presqu’en face de la place Reine Astrid, et pratiquement le même jour soixante-deux ans plus tard, une autre jeunesse royale trouvera elle aussi la mort en voiture, provoquant à son tour un deuil transnational bouleversant.

Édouard Sill est docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.