Écho de presse

C'était à la Une ! 1881 : Guy de Maupassant reporter en Algérie française

le 15/12/2022 par RetroNews
le 26/03/2019 par RetroNews - modifié le 15/12/2022
La Fontaine de la mosquée et le port d'Oran, 1881 - source : Bibliothèque municipale de Toulouse

Envoyé spécial en Algérie française pour le journal « Le Gaulois », Guy de Maupassant publie une série de reportages très critiques sur la réalité coloniale. En juillet, quand des révoltes éclatent, il publie son enquête « au centre de l'insurrection », autour d'Oran.

Lecture en partenariat avec La Fabrique de l'Histoire sur France Culture

Cette semaine : Le Gaulois du 26 juillet 1881

 

 

Texte lu par Vincent Schmitt

Réalisation Thomas Dutter

Journal Le Gaulois

26 juillet 1881

Autour d'Oran

par Guy de Maupassant

Plus on approche du centre de l'insurrection, moins on en entend parler. C'est toujours l'histoire des bâtons flottants. À Paris, on ne s'occupe que de Bou-Amama. À Alger, on n'en parle guère; à Oran on n'en parle plus.

Il existe pourtant, ce chef arabe ; il me fait même l'effet d'un impressario fort habile. C'est un metteur en scène de premier ordre.

Mais voyons d'abord le pays.

D'Alger à Oran, c'est l'Afrique, l'Afrique vraie, nue, brûlante, terrible. Le train suit l'immense vallée du Chélif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans un arbre, sans une herbe. De place en place, une plaine démesurée s'ouvre bornée la-bas, à l'horizon presque invisible, par la ligne effacée de la montagne. Puis, sur les crêtes incultes et grises, de place en place, de gros points blancs, tout ronds, apparaissent comme des œufs énormes pondus là par des oiseaux géants. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d'Allah.

[…] Puis on arrive à Oran, vraie ville d'Europe, commerçante, plus espagnole que française.

...Les faits sont simples. Une grande agitation religieuse remuait depuis longtemps toutes ces contrées. Le soulèvement devait avoir lieu cette année. Un fait, la famine, l'a, en même temps, précipité et circonscrit.

Rien ne peut donner une idée de l'intolérable situation que nous faisons aux Arabes. Le principe de la colonisation française consiste à les faire crever de faim. Quand ils se révoltent, nous pardonnons trop vite peut être. Mais que faire? Nous sommes 300,000 Européens contre près de 3,000,000 d'indigènes, nous n'avons pas dans l'intérieur un colon pour cent Arabes !

Quand ils sont sages, nous les affamons.

La famine est donc venue cette année, une famine affreuse, complète. C'était la mort pour des milliers d'hommes. Il n'a pour ainsi dire pas plu ici depuis plus d'un an.

Alors, un exalté et un ambitieux, ce Bou-Amama (Amama semble être, enfin, l'orthographe indiscutable de ce surnom arabe) est venu, courant les douars, chauffant les esprits, ne mangeant qu'en cachette, se disant l'envoyé de Dieu. Et il a levé des cavaliers.

[…] Ainsi l'affaire dont on s'occupe le plus en ce moment est la défection des Rezaïna. On les a chassés de chez eux sous prétexte de sécurité ; on les a poussés à bout et affamés. Ils sont partis vers le désert avec leurs trois mille chameaux. Puis de là ils ont écrit pour demander l'aman, arguant qu'ils ne s'étaient pas révoltés, qu'ils n'avaient commis aucune action contraire à nos lois, qu'ils demeuraient nos sujets dévoués, mais demandant à rentrer chez eux, refusant de mourir de faim, réclamant simplement de ce qui est un droit pour tous, la vie. Et, même ici, on leur donne raison. Je sais des militaires, des hommes énergiques mais sages, qui m'ont dit :  « Ils ont raison, ces gens, mille fois raison. » Et, si le gouvernement ne cède pas, voici quelques centaines de cavaliers de plus pour suivre Bou-Amama et piller nos convois de vivres.

[…] En somme, tout se borne à une guerre de maraudeurs et de pillards affamés. Ils sont peu nombreux, mais hardis et désespérés comme des hommes poussés à bout. Mais, comme le fanatisme s'en mêle, comme les marabouts travaillent sans repos la population, comme le gouvernement français semble accumuler les âneries, il se peut que cette simple révolte, insurrection religieuse avortée, devienne enfin une guerre générale que nous devrons surtout à notre impéritie et à notre imprévoyance.

GUY DE MAUPASSANT