Écho de presse

La chasse au tigre « mangeur d'hommes » aux Indes britanniques

le 09/05/2021 par Pierre Ancery
le 31/03/2020 par Pierre Ancery - modifié le 09/05/2021
Du XIXe au XXe siècle, autochtones et colons de l'Inde sous commandement britannique exterminent le tigre du Bengale. Une traque qui va donner lieu, dans la presse, à une foule de récits stéréotypés vantant l'héroïsme du chasseur face à « l'impitoyable » félin.

Lorsque l'écrivain britannique Rudyard Kipling écrivit en 1884 son fameux roman Le Livre de la jungle, il n'eut sans doute pas à chercher bien longtemps avant de trouver l'animal qui incarnerait le méchant. Le terrible Shere Khan, qui a juré la perte du petit humain Mowgli, est un tigre – un « mangeur d'hommes » cruel et sournois.

Le personnage ne ferait pas grand-chose pour améliorer l'image du tigre auprès du grand public. Pourtant, en plaçant son histoire dans l'Inde où il est né (le sous-continent fait alors partie de l'Empire britannique), Kipling ne fait que reprendre les caractéristiques qui, pour les Anglais comme pour les Indiens, sont habituellement attachées au félin.

À la fin du XIXesiècle, la population du tigre du Bengale tourne autour de 50 000 individus. L'animal, prédateur incontesté, fait chaque année plusieurs centaines de victimes dans les zones rurales. En effet, les spécimens les plus âgés, qui faute de dents suffisamment solides ne peuvent plus chasser leurs proies habituelles (sangliers, buffles...), s'attaquent régulièrement aux humains à la nuit tombée.

Les Anglais vont donc très tôt encourager son extermination, en récompensant les chasseurs victorieux par une prime. Dans la presse française, tout au long du XIXe siècle, les récits abondent de ces chasses au tigre réputées terriblement dangereuses, dans lequel des hommes intrépides vont mettre leur vie en jeu pour se débarrasser du prédateur. Bien souvent romancés, ces récits vont presque devenir un genre en soi, jusqu'à se transformer en image d'Épinal.

En 1833, dans la rubrique « Scènes orientales » du Constitutionnel, un voyageur en Inde raconte la chasse à laquelle il a assisté. Un demi-siècle avant Kipling, le tigre y est dépeint en animal fondamentalement mauvais :

« Les tigres sont en très grand nombre dans ces parages (aux environs de Wandivash et de Gingee), et il y a aussi quelques naturels du pays qui leur font avec une merveilleuse adresse une guerre d'extermination. Durant notre séjour , nous eûmes l'occasion d'assister avant notre départ à une chasse au tigre, où nous pûmes apprécier l'intrépidité et l'adresse incroyables des naturels [...].

Nous n'avions pas, pour notre propre compte, la plus légère appréhension, sachant très bien que le tigre est un animal naturellement lâche, qui n'attaque point son ennemi, et que d'ailleurs il se jette toujours par privilège sur ses compatriotes. Nous ne tardâmes pas à atteindre le nullah, et à y découvrir, à l'extrémité opposée, le magnifique tigre se chauffant au soleil. Ce tigre était d'une taille extraordinaire ; je n'en ai jamais vu de plus fort […].

L'Indou s'arrêta : alors le tigre, après une courte pose, leva sa tête menaçante, et poussant un cri qui n'était ni son hurlement ni le grognement du chien qui va mordre, il fit un bond en avant et se jeta sur son ennemi. Celui-ci se ploya aussitôt en deux, reçut sur son bouclier les pattes du tigre, lui plongea son coutelas dans le ventre. »

En 1840, dans un extrait de ses Voyages autour du monde également paru dans Le Constitutionnel, Jacques Arago compare le tigre et le lion. Pour lui, si le lion est un animal fier et noble, le tigre, lui, s'avère cruel et insatiable :

« Le tigre royal du Bengale est le symbole vivant de la destruction […]. Après son repas de chair humaine, le lion se calme et s'assoupit. Après son hideux festin d'os et de membres mutilés, le tigre se sent en appétit et se met soudain en quête de nouvelles orgies. Il ne faut pas que chez lui l'odeur ou la trace du sang s'efface ; sans cela, sa fureur ne connaît point de bornes [...].

Dans ses rencontres avec les hommes, on dirait que le lion attache quelque prix à la victoire, et l'on assure même qu'il éprouve une certaine pudeur à se débarrasser d'un ennemi sans défense. Il n'en est pas ainsi du tigre, et sa cruauté ne peut être attiédie ni par la faiblesse ni par la soumission ; il n'apprécie que la quantité, et pourvu qu'il y ait beaucoup de sang à boire, peu lui importe qu'il soit tiède ou généreux. »

La chasse au tigre va peu à peu devenir un véritable sport et attirer les plus fines gâchettes de la couronne britannique. C'est ce que relève La Gazette de France au mois d'octobre 1857, décrivant la traque du félidé comme « la chasse la plus intéressante qu'il y ait au monde » :

Un vrai sportsman qui se rend aux Indes pour y vivre à sa guise préfère toujours habiter le Mofussil plutôt que partout ailleurs : là, du moins, il lui suffira de sortir de sa demeure pour trouver à profusion du gibier et des animaux à dompter à coups de fusil.

N’est-ce pas là d’ailleurs le meilleur de tous les exercices pour entretenir la santé ? »

Le journal ajoute toutefois, de façon prémonitoire :

« De nos jours, la chasse aux tigres est devenue plus difficile à faire. Cela tient au changement qui s’est opéré dans le terrain lui-même, où des pionniers sont venus s’établir, où l’agriculture a remplacé la végétation inculte du sol, où des chemins réguliers ont été construits, où des villages ont été bâtis.

La civilisation, cette dévastatrice des jungles et de leurs habitants, a chassé les tigres et leurs congénères, et sur la tanière du “mangeur d’hommes” roulera demain une locomotive. »

Difficile pour autant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, de parler d'un début de conscience écologique quant à la disparition potentielle du prédateur indien. Devenu motif récurrent de l'imagerie coloniale des Indes britanniques, la chasse au tigre sert le plus souvent à illustrer la bravoure de l'homme blanc triomphant de la « sauvagerie » propre à ces contrées lointaines. Et en s'imposant face au tigre « naturellement » barbare, le colon accomplit une œuvre morale qui, d'une façon détournée, légitime sa présence en territoire conquis.

Ainsi, dans un récit mis en images en mars 1876 dans Le Monde illustré, Simon de Vandières s'émerveille en ces termes :

« Des chasses au tigre sont très souvent organisées par la Société du Bengal-Club ou du Tent's-Club de Calcutta, et c'est surtout dans ce genre de sport que l'on peut apprécier la mâle énergie et toutes les nobles qualités de la race anglo-saxonne [...].

Rien n'est plus terrible que cette noble lutte de l'homme aux prises avec la nature sauvage, et le chasseur qui, dans ces conditions, a tué un tigre, peut se reposer sur ses lauriers ; il peut écouter, avec un cœur impassible, les récits les plus fantastiques des actions les plus courageuses, car il est certain que jamais personne n'a pu voir la mort de plus près que lui. »

Des éloges qui n'empêchent pas la presse française de se livrer de temps en temps à l'une de ses activités favorites en ces temps de luttes coloniales entre grandes puissances : l'anglophobie. Comme en décembre 1889 avec cette blague parue dans les colonnes du journal catholique La Croix :

« Un habitant de l’Inde, excellent ami des Anglais, donnait ainsi ses impressions sur la chasse au tigre :

– Quand un Anglais fait la chasse au tigre, c’est un beau spectacle ; mais quand le tigre fait la chasse à un Anglais, c’est bien autrement joli. »

La chasse au tigre devient alors un passage obligé pour de nombreux Européens en visite dans le sous-continent indien. Lorsqu'elle a lieu à dos d'éléphant (sa forme la moins dangereuse pour l'homme), il arrive que des femmes y assistent. En 1895, dans une bande dessinée parue dans L'Univers illustré, on peut lire ce dialogue :

« – En voulez-vous des tigres ? dit au jeune explorateur européen, le maharajah indou, dans sa langue maternelle. Ils ont du poil aux pattes.

– Certes, s'écria vivement le jeune homme. Chasser le tigre dans la jungle, cela rentre dans le programme de tout voyageur vraiment digne de ce nom ! »

Au XXe siècle, la traque du tigre engendre même de véritables stars. Jim Corbett (1875-1955) extermine à lui seul une douzaine de félidés. Dans son palmarès, la célèbre tigresse de Champawat (Inde du Nord), qui aurait été responsable de 438 morts.

Mais les temps changent, et dans les années 1920, Corbett s'inquiète du nombre croissant de chasseurs présents dans les forêts et de la destruction du milieu naturel des tigres. Il sera à l'origine en 1936 du premier territoire protégé de l'Inde, renommé après sa mort le Jim Corbett National Park.

Cependant d'autres, à la même époque, ne se soucient toujours guère de la survie de l'espèce. En 1933, Paris-Soir publie un extrait des mémoires de l'ancien empereur allemand Guillaume II, qui décrit sa chasse au tigre en Inde en des termes quasi-érotiques :

« Aucun amoureux n'a jamais attendu avec plus d'impatience sa maîtresse que moi mon premier tigre. Prudemment, presque délicatement, à la manière de tous les félins, le lord de la jungle s'approche.

N'empêche qu'il a tout du grand seigneur. À peine daigne-t-il remarquer le bruit, le vacarme que l'on fait derrière lui. Il jette de temps en temps un regard méprisant en arrière et bâille pour témoigner de son indifférence. Puis, aspirant l'air, il vient droit dans ma direction […].

La balle a atteint son but, le tigre chancelle ; une seconde balle l'achève […]. J'ai toujours gardé le souvenir de ce premier exploit, qui est encore aujourd'hui mon plus bel exploit de chasse. »

Et en 1937, en plein essor du photoreportage, Excelsior publie des photos spectaculaires d'un tigre s'attaquant à un homme :

Le tigre du Bengale est aujourd'hui une espèce protégée. Exterminé par l'homme et ayant vu son territoire naturel reculer inéluctablement à cause de l'industrialisation du pays, il a quasiment disparu en Inde, où on ne dénombre plus que quelque 3 000 individus sauvages.

Le travail des ONG et les efforts du gouvernement indien pour sauvegarder l'espèce permettent toutefois à ce chiffre d'augmenter aujourd'hui d'année en année.

Pour en savoir plus :

Pascal Picq et François Savigny, Les Tigres, Odile Jacob, 2004

Kailash Sankala, Le Tigre, ses mœurs, son histoire, son avenir, MLP, 1998