Interview

« Préjugé de race » : être Noir en métropole au premier XXe siècle

le 30/10/2022 par Dominique Chathuant, Arnaud Pagès
le 27/10/2022 par Dominique Chathuant, Arnaud Pagès - modifié le 30/10/2022

Début XXe, plus de 50 ans après l'abolition de l'esclavage, les Français originaires d'Afrique subsaharienne et des Antilles souffrent toujours de nombreuses discriminations à caractère raciste. Que signifiait être Noir dans une France colonialiste ? Conversation avec Dominique Chathuant.

Dominique Chathuant est agrégé et chercheur associé au CERHiC (Centre d'études et de recherche en histoire culturelle de l’Université de Reims Champagne-Ardenne). Son travail porte sur les représentations de la question du racisme dans l’opinion et leur articulation avec la culture républicaine, l’histoire des discours antiracistes et l’expérience des élites politiques noires en France sous la Troisième République.

Il a contribué à plusieurs ouvrages traitant de ces questions,  dont Les élections législatives et sénatoriales outre-mer publiée aux Indes Savantes en 2010, L’encyclopédie de la colonisation française (même éditeur, 2017-2021), Combattants de l’Empire. Les troupes coloniales dans la Grande guerre (Vendémiaire, 2018) ou Histoire globale de la France coloniale (Philippe-Rey, novembre 2022). Il est également l'auteur de l'essai Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race. Histoire(s) d’un siècle de doute sur le racisme en France paru aux éditions du Félin en 2021.

Propos recueillis par Arnaud Pagès

RetroNews : Tout d’abord, comment les Français noirs étaient-ils considérés dans la France du début du XXe siècle ?

Dominique Chathuant : En métropole, les originaires des colonies vivaient une expérience difficile.

Régulièrement, on les renvoyait à l'idée qu'ils « venaient de pays » où ils étaient cannibales. On les questionnait sur leur connaissance du français et ils répondaient qu'ils avaient toujours été scolarisés en français. Par exemple, lorsqu'il était professeur à Pau, le Guadeloupéen Gratien Candace (pas encore député), qui était fils et petit-fils d'esclave, devait régulièrement expliquer voire justifier de sa qualité de Français. C'est le lot de la plupart des personnes noires à cette époque dans l'Hexagone.

Par ailleurs, rappelons qu'à cette époque, le service militaire était un véritable rituel initiatique qui permettait de devenir un homme. Il fédérait tous les citoyens mâles, quelles que soient leurs origines sociales et les intégrait en tant qu'adultes dans la communauté nationale. Celui qui était recalé par le conseil de révision revenait honteux dans son village. Dans les vieilles colonies (Guadeloupe, Guyane, Martinique, la Réunion), où les gens étaient légalement citoyens depuis 1848, l’application de la conscription se heurtait à une double résistance. D’une part, les élites blanches des quatre colonies étaient hostiles à la ponction d’une partie de leur main-d’œuvre et en redoutaient le coût salarial. D’autre part, l'armée ne tenait pas aux recrues « créoles » : il y avait l'idée qu'il existait des races guerrières et d'autres qui ne l'étaient pas. Beaucoup pensaient par ailleurs que le métissage donnait des recrues « indolentes ». De ce fait, le service militaire ne fut pas appliqué aux vieilles colonies avant 1914.

Une fois en métropole, les discriminations frappant les gens des catégories populaires n’avaient aucun écho. Elles pouvaient devenir une information publiée dans la presse quand elles humiliaient des personnes plus habituées aux égards, aux médailles ou aux titres.

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« L’absence de ‘normes écrites’ permettait à […] des Américains d’affirmer que les Français n'avaient pas de préjugés de race. Je ne suis pas certain que tous les Afro-américains qui ont visité la France à cette époque-là aient été complètement persuadés de cela. »

Pour être plus précis, de quelles discriminations souffraient-ils ?

Il faut distinguer le racisme théorique produit dans le cadre d'un discours à prétention scientifique et le préjugé du café du commerce. A cette époque, si une personne noire était l’objet d’une discrimination, on parlait de préjugé de race mais on n’utilisait pas le mot « racisme ». Quant au terme « raciste », il apparaît dans la presse en 1923 pour désigner les nazis mais n’est pas rapproché du terme « préjugé de race » employé lorsqu’il est question de couleur de peau.

Contrairement aux Etats ségrégationnistes américains, la France n'avait pas édicté en métropole de règles pour empêcher les personnes noires de pouvoir entrer dans un espace de loisirs, dans un cinéma, dans un restaurant, pour prévenir tout contact avec les Blancs... Cette absence de normes écrites permettait à des Français ou des Américains d’affirmer que les Français n'avaient pas de préjugés de race. Je ne suis pas certain que tous les Afro-américains qui ont visité la France à cette époque-là aient été complètement persuadés de cela. Ce qui est certain est qu'ils vivaient ici une expérience très différente de celle à laquelle ils étaient habitués aux États-Unis et notamment dans le Deep South, le Sud profond, depuis toujours particulièrement raciste. Cette expérience leur permettait, quitte à l’enjoliver, de disposer d’un modèle alternatif à la ségrégation américaine.

Rappelons par ailleurs qu'il n'existait aucune loi sanctionnant les discriminations raciales. En avril 1919, un Français noir fut abattu gratuitement par un policier militaire américain dans une rue de Nantes. En l’absence de réponse pénale, la Chambre vota en juillet un ordre du jour condamnant symboliquement le préjugé de race. Certains Français noirs, généralement des personnalités politiques, promurent progressivement la lutte contre le racisme. Elles furent rejointes par les fondateurs de la LICA à la fin des années 1920.

Cela veut-il dire que les discriminations n'étaient jamais sanctionnées ? C'était un blanc-seing pour commettre des actes racistes…

Il y eut quelques interventions de l’exécutif comme celle de Poincaré en 1923 ou de Sarraut, ministre de l’Intérieur en 1939. Le premier texte juridique normatif remonte à 1939. Ce n'était pas une loi votée par la Chambre mais un décret-loi sanctionnant des délits de presse et signé par Paul Marchandeau. Député-maire de Reims et patron du quotidien L’Éclaireur de l'Est, cet élu radical était garde des Sceaux dans le cabinet Daladier.

Ce décret-loi se limitait à interdire l'appel par voie de presse à un racisme toujours perçu comme émanant d'une pression étrangère, en l'occurrence nazie à ce moment-là. On n’envisageait pas à cette époque l’idée d’un « racisme ordinaire ». On en a l’exemple en 1939 avec des étudiants antillais qui, du fait de la couleur de leur peau, s’étaient fait refuser l'accès au Victoria, sur le boulevard Saint-Michel à Paris. Ils inventèrent cette semaine-là ce qu’on appela « test » ou « testing » un demi-siècle plus tard. Les lettres adressées par ces jeunes aux députés élus de Guadeloupe et Martinique, montrent qu’ils considéraient que la discrimination subie avait été commanditée depuis l'étranger et relevait d'une entreprise idéologique consciente.

Le récent décret-loi Marchandeau ne sanctionnait pas les discriminations, quel que soit leur niveau de gravité, que ce soit pour obtenir un emploi ou un logement, ou simplement pour aller dîner dans un restaurant, car on pensait en France que le préjugé ne pouvait être qu’étranger et que les Français eux-mêmes n’étaient pas concernés.

Les coloniaux noirs qui avaient décidé de vivre en métropole étaient-ils soumis au code de l'indigénat entré en vigueur en 1887 et qui concernait une partie des coloniaux ?

Les personnes noires étaient uniquement soumises au code de l'indigénat lorsqu'elles se trouvaient dans les colonies. Dans l'Hexagone, elles jouissaient d'une relative liberté en raison de cette absence de règles écrites discriminatoires. Par exemple, le code de l'indigénat n'avait pas empêché les mariages mixtes sur le sol de France. C’était une toute autre histoire sur le territoire d'une colonie.

Ce qui doit être compris, c’est que, d'une façon générale et malgré la possession du second empire colonial du monde, les Français ne se considéraient pas comme un peuple comptant dans ses rangs des individus noirs. Ils ne pensaient donc pas forcément qu'il existait des concitoyens d’une autre couleur de peau. Ils estimaient que les Noirs étaient simplement « de passage » dans l'Hexagone et ne les imaginaient pas citoyens.

En revanche, des faits parlants montrent évidemment que les Français n'étaient pas dénués de préjugés de race quoi qu’on en pensât. Il y a notamment la mésaventure survenue à Blaise Diagne en 1917, trois ans après son élection... Alors qu'il se promenait dans Marseille avec son épouse, qui était Blanche, celle-ci s'était arrêtée pour parler un instant avec des tirailleurs sénégalais. Elle avait alors été embarquée pour racolage par les inspecteurs de la brigade des mœurs. Cette singularité était peut-être la norme pour un policier de base marseillais... Ces affaires de racisme ordinaire n'étaient pas systématiquement médiatisées et n'étaient pas rendues publiques lorsqu'elles ne concernaient pas une personnalité.

Lors de la Première Guerre mondiale, en marge des troupes coloniales, les jeunes Français noirs qui vivaient en métropole sont eux aussi partis au front...  Comment ont-ils vécu cette expérience ?

Précisons que s’ils avaient tous la nationalité française, tous n'avaient pas forcément la citoyenneté. Beaucoup d'entre eux avaient décidé de contracter un engagement volontaire. Ceux qui n'avaient pas fait le service militaire furent généralement versés dans l'infirmerie. Il y a aussi ceux qui ont été enrôlés de force aux colonies.

Le fait que Blaise Diagne a revendiqué le service militaire pour les jeunes hommes citoyens originaires des Quatre communes du Sénégal a amené Clemenceau à lui demander plus tard de recruter des soldats sur place. Tous n'étaient pas partis de leur plein gré…

« Dans une note confidentielle qui fuita en 1918, les Américains demandaient aux Français de changer d'attitude et d'éviter de serrer la main [à leurs soldats noirs] pour ne pas leur donner l'impression qu'ils allaient être traités en égaux lorsqu'ils rentreraient aux États-Unis. »

Comment ces soldats noirs ont-ils été traités au sein de l'armée ?

On rapporte des cas où des gradés traitèrent d’une façon particulièrement dure leurs recrues noires, mais il est difficile de quantifier. Certains officiers regardaient avec hostilité les possibilités de métissage avec des Françaises blanches. Il est difficile de généraliser compte tenu des différences de situations et de statuts et des particularités propres à chaque officier.

Pour autant, les combattants noirs bénéficiaient d'une meilleure considération que dans d'autres armées. Fait notable, la défense antiaérienne de Paris durant la Grande guerre fut assurée par Camille-Sosthène Mortenol, officier supérieur noir originaire de la Guadeloupe. Les officiers étaient nettement plus nombreux que dans l’armée britannique, mais il existait des limites bloquant la plupart des promotions.

Malgré cela, un exemple choqua les Américains : leurs soldats noirs incorporés temporairement dans des unités françaises mangeaient et fraternisaient avec des soldats français blancs. Dans une note confidentielle qui fuita en 1918, les Américains demandaient aux Français de changer d'attitude et d'éviter de leur serrer la main pour ne pas leur donner l'impression qu'ils allaient être traités en égaux lorsqu'ils rentreraient aux Etats-Unis. A l'occasion d'un contexte comme celui-là, les Afro-américains avaient découvert un autre modèle et un pays où ils n'étaient pas traités comme ils l'étaient chez eux.

Les mentalités ont-elles évolué à l'issue du conflit ? Rappelons qu'en 1921, le prix Goncourt a été attribué à René Maran, premier écrivain noir à le recevoir…

Il y eut quelques changements notables. Par exemple, lorsque les gens parlent de l'image du tirailleur Banania de 1914, la conclusion un peu simpliste qui en est faite est de dénoncer le racisme, mais de façon tout à fait anachronique. L'image du tirailleur noir est une des images-symboles qui montrent que le regard sur les populations noires avait commencé à évoluer. Avant 1914, on les percevait essentiellement comme cannibales, sauvages et primitives. Après 1919, un nouveau regard prit forme qui, sans être entièrement débarrassé des préjugés paternalistes habituels, se voulait plus bienveillant. Le tirailleur était devenu « sympathique ».

Cette représentation était totalement différente de celle que l'on pouvait trouver en Allemagne, notamment lors de l'occupation française de la Ruhr, avec des caricatures hyper-sexualisées et simiesques, mettant toujours en scène le même duo, un Français blanc civilisé servi par un soldat noir cruel, violeur et tueur. A partir de la fin de la guerre, le noir était devenu celui qui avait combattu dans les tranchées aux côtés des blancs. De ce fait, il n'y avait pas de raison de lui refuser l'accès à un restaurant, même si cela arrivait encore à l'occasion.

En 1921, le prix à Maran fut d’abord bien accueilli mais on prétendit très vite qu’il l’avait eu parce qu’il était Noir. On réagit à ses critiques par un reproche d’ingratitude et on avança ensuite que le livre contenait des incohérences attribuées à la lenteur et à l’intermittence du cerveau des hommes noirs…

Le principe de l'égalité des races fait son apparition dans la charte de la future Société des nations en 1919, et la Ligue contre l'antisémitisme (LICA) – ancêtre de la LICRA – voit le jour quelques années plus tard. Cette montée de l'antiracisme bénéficie-t-elle aux populations noires vivant dans l'Hexagone ?

II faut d’abord rappeler qu’il existe déjà une dimension raciale dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – égalité des roturiers, supposés descendre des Gallo-Romains, et des nobles censés descendre des Francs –  même si celle-ci ne figure pas au bloc constitutionnel avant 1946.

Les années 1920 marquent en effet un tournant... Alors que plusieurs faits de violences racistes sont commis à Montmartre et à Montparnasse, ces actes furent dénoncés par des députés de l'Hexagone, comme Georges Barthélemy, et par des députés antillais et sénégalais, notamment Candace et Diagne. En réponse, Poincaré, qui présidait alors le Conseil à partir du ministère des Affaires étrangères, fit diffuser une note en anglais à l'attention des touristes qui visitaient Paris. Il les invitait fermement à respecter les Français « de couleur ». A la suite de cette affaire, vint l’idée de constituer une ligue de défense des Français de couleur, qui ne vit finalement pas le jour. A ce moment-là, le discours accepté en France était celui qui dénonçait le préjugé de race américain ou allemand.

Cette idée existait encore dans les années 1930, alors même que beaucoup de Français étaient devenus plus réceptifs aux discours antisémites d'un certain nombre de journaux, à commencer par L'Action française. De ce fait, lorsque la LICA demandait une loi contre le racisme, elle pensait d'abord à l'antisémitisme mais adopta rapidement une démarche universaliste pour étendre son champ d'action à toutes les formes de racisme.

Ce qui est certain est que les gens qui avaient la possibilité d'avoir une audience, les notables, les personnalités, les hommes politiques noirs, ne se privaient plus de dénoncer les faits discriminatoires qu'ils avaient pu subir et qui avaient pu également survenir de la même manière, voire avec une gravité plus importante, à des anonymes. Ce qui est parvenu jusqu'à nous n'est donc très certainement que la partie émergée de l'iceberg.

Après la Seconde Guerre mondiale, comment la situation des populations noires qui résident dans l'Hexagone évolue-t-elle ?

Le changement principal, avec la décolonisation, est dans ce que l'on peut appeler le « sentiment d’une ingratitude coloniale ». C'est un phénomène que l’on retrouve d'ailleurs dans certains passages du livre Les Damnés de la terre de Franz Fanon (1961). Dès lors que des locuteurs noirs revendiquaient plus de liberté, plus d'autonomie, il y avait l'idée que c'était parce qu'ils « n'aimaient pas la France »…

S’ils avaient été regardés comme des Français comme les autres, ils n'auraient pas eu à répondre du fait que, comme n'importe quel citoyen, ils avaient le droit de critiquer quelque chose qui ne leur convenait pas dans leur propre pays. De fait, ce n'était pas le cas. A partir de la décolonisation, le premier reproche qui était fait à ces populations était d'avoir voulu l'indépendance. Pour autant, dans le même mouvement, on commençait à percevoir le racisme comme quelque chose qui pouvait être le fait de certains citoyens français blancs et plus seulement comme un phénomène venant de l'extérieur.

Les problématiques s'étaient inversées. Auparavant, le préjugé de race était quelque chose qui émanait nécessairement de l'étranger et qui était dirigé contre de braves Français qui avaient combattu pendant la Grande Guerre. Ce fut un changement majeur.

Diriez-vous justement que la décolonisation a amélioré la condition des Français noirs ?

Pas vraiment. Désormais, une partie d'entre eux est devenue même considérée comme un élément étranger au pays. En ce qui concerne les Antillais, ils passaient déjà leur temps avant à expliquer qu'ils étaient Français. Ce qui est certain est que très souvent, les gens avaient encore droit à des questions proprement ahurissantes. Telle jeune fille des années 1960 qui présentait son fiancé antillais à une camarade s’entendait demander quelques minutes plus tard si elle ne craignait pas un retour du fiancé à son état sauvage. La chose était encore fréquente dans les années 1960 et 1970 et perçue comme anodine.

Au début des années 2000, on voyait encore des fêtes de comité d'entreprise où l’animateur chargé du spectacle arrivait sur scène grimé en noir avec un os dans le nez. Peu de gens comprenaient à quel point cela pouvait blesser. Je ne suis pas certain que, si l’on faisait le tour de tous les petits spectacles donnés par les comités d'entreprise partout en France, on ne verrait jamais la même chose aujourd'hui. Cette persistance des préjugés est avérée mais elle décline et il y a aussi, et de plus en plus, une réelle gêne vis-à-vis de ces attitudes. Parfois, les gens sont gênés parce qu'ils ont peur d'avoir des problèmes et parfois, tout simplement parce que leur regard sur la société a changé.

L’ouvrage de Dominique Chathuant, Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race. Histoire(s) d’un siècle de doute sur le racisme en France, est paru aux éditions du Félin en 2021.