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La conquête de l’Algérie, une « nouvelle croisade »

le par - modifié le 14/03/2022
le par - modifié le 14/03/2022

Dès son déclenchement en 1830, la colonisation de l’Algérie est perçue par une certaine frange de la presse monarchiste comme un retour des «  croisés » sur les terres des « infidèles ». Les figures de Louis IX et Richard Cœur-de-Lion sont, sans surprise, mobilisées.

La conquête de l’Algérie fut une entreprise coloniale d’une violence rare, entraînant, durant sa première phase, entre 1830 et 1848, selon l’historien Jacques Frémeaux, entre 300 000 et 400 000 victimes (sur une population estimée à 3 millions d’habitants), en grande partie civiles. 

Pour atténuer cet aspect, en France, elle est surtout présentée à l’époque comme une entreprise glorieuse et chevaleresque héritière des croisades du Moyen Âge. Ce parallèle plaît aussi aux descendants de l’ancienne aristocratie qui, malgré la Restauration, perdent de l’influence en métropole et se sentent à l’étroit dans un pays en pleine révolution industrielle plus préoccupé, estiment-t-ils, par le profit et les usines que par la quête de la gloire. 

L’expédition d’Alger, vite transformée en guerre de longue haleine, constitue alors pour eux, comme le deviennent au fil du XIXe siècle Jérusalem et Constantinople, un lieu où ils peuvent projeter leurs rêves de devenir les égaux de leurs ancêtres.

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Ce désir d’une nouvelle croisade date d’avant même l’expédition d’Alger. Dans la monarchie restaurée qui se plaît à idéaliser le Moyen Âge des Capétiens pour redorer le blason des rois, Joseph-François Michaud, académicien proche de Chateaubriand et partisan des Bourbons, publie entre 1812 et 1822 une monumentale Histoire des Croisades qui sera plusieurs fois rééditée tout au long du XIXe siècle, notamment en 1877 dans une version illustrée par Gustave Doré. Réactionnaire convaincu, il voit dans l’expédition qui se prépare contre Alger en 1830 une nouvelle croisade. Dans La Quotidienne, journal dont il est rédacteur en chef depuis 1817, on peut ainsi lire dès mars 1830, alors que l’armée en est encore à ses ultimes préparatifs, les propos suivants :

Cet article signé J. P. (sans doute Jean-Joseph-François Poujoulat, dont nous reparlerons), considère les croisades non seulement comme une « guerre sainte », mais, reprenant à son compte le discours révolutionnaire, comme un conflit qui apportera la « civilisation » moderne (les « Lumières ») dans un monde qualifié de « barbare ». 

Ce type de propos n’est pas nouveau. Il est déjà en germe dans Le Génie du Christianisme (1802) de Chateaubriand dans lequel ce dernier affirme que la religion du Christ – et pas les philosophes qui ont inspiré la Révolution – est l’authentique vecteur du progrès et des libertés humaines (qu’aurait bloqués l’islam). Selon l’auteur, on ne peut en effet :

« […] se dissimuler que la marine et le commerce moderne ne soient nés de ces fameuses expéditions. Ce qu’il y eut de bon en elles appartient à la religion, le reste aux passions humaines. 

D’ailleurs, si les Croisés ont eu tort de vouloir arracher l’Égypte et la Syrie aux Sarrasins, ne gémissons donc plus quand nous voyons ces belles contrées en proie à ces Turcs, qui semblent arrêter la peste et la barbarie sur la patrie de Phidias et d’Euripide. » 

Dans l’édition du 8 mai 1830 de La Quotidienne, Michaud lui-même reprend ce discours à son compte lorsqu’il part visiter l’armée et la flotte en partance pour Alger. Selon le journaliste qui introduit ses propos, cette campagne est d’abord un moyen de rattacher la France à une foi que la période révolutionnaire a mise à mal :

« Nos lecteurs aimeront à voir comment M. Michaud, l’éloquent historien des croisades, juge les préparatifs de l’expédition d’Afrique. […] il aura dû se féliciter de ses jugements en voyant les transports de joie qu’excitent les apprêts d’une expédition chrétienne, au milieu d’une société qui semblait ne plus croire en Dieu. »

Mais quand Michaud prend directement la plume, le texte continue sur un autre ton. Selon lui, là où les rois médiévaux ont échoué à vaincre l’islam, le régime de Charles X, alliant cette foi la religion traditionnelle et la puissance industrielle moderne, va réussir :

« Me voilà arrivé sur les bords de la Méditerranée ; j’allais sur les traces des croisades d’Orient, et j’en trouve une toute nouvelle qui se prépare, et qui paraît plus formidable que les anciennes. 

Lorsque Richard Cœur-de-Lion et Louis IX s’embarquèrent à Marseille, l’un pour la Syrie et l’autre pour l’Égypte, ils n’avaient pas pris autant de précautions et fait autant de préparatifs que nous en voyons pour l’expédition d’Alger ; nous n’avons pas l’air d’aller mourir sur la cendre de Tunis, encore moins d’aller expirer de faim chez les infidèles, car tous les arts et toute la magnificence du siècle nous accompagnent en Afrique ; jamais armée plus brillante et plus belle, jamais flotte plus nombreuse et mieux équipée. » 

À travers ce texte, qui décrit une armée du XIXe siècle portée par une foi ancienne, Michaud veut voir la preuve que la modernité et le christianisme traditionnel peuvent aller de pair. Bref, que la monarchie ultra-conservatrice de Charles X constitue le meilleur régime pour diriger une nation industrielle et impériale. On comprend ainsi que l’expédition d’Alger est avant tout pensée, par les partisans ultras, comme un outil de politique intérieure, à une époque ou l’autoritarisme bourbon est de plus en plus contestée par les libéraux et les républicains. 

Ce type de propos lui survit pourtant. Car, après la prise d’Alger, il faut continuer de justifier auprès de l’opinion française le coût énorme, tant humain que matériel, de la colonisation. 

Lorsque sort en 1838 L’Abrégé de l’Histoire des Croisades à l’usage de la Jeunesse de Michaud, Poujolat, qui a collaboré à l’ouvrage, lui consacre dans La Quotidienne un long développement. Pour lui, pas de doute, les croisades, qu’il voit comme une œuvre majoritairement française, ont été un instrument de progrès que continue la colonisation de l’Algérie – laquelle piétine alors face aux résistances des populations locales.

« Ce fut la France, pays d’intelligence et de bravoure, qui donna le signal des croisades, et entraîna le reste de l’Europe sur la route du saint Tombeau. […] 

Notre pays, en se plaçant, il y a sept siècles, à la tête de la révolution des croisades, s’était constitué le défenseur de la civilisation moderne, et avait saisi cet empire intellectuel qu’il n’a point perdu. Au temps où nous vivons, par un mystérieux retour des mêmes lois dans l’humanité, la politique et l’industrie d’Europe semblent vouloir reprendre en Orient l’entreprise des armées chrétiennes. 

La conquête d’Alger de 1830, et nos récentes campagnes en Afrique, ne sont autre chose que des croisades. Si l’expédition de saint Louis, à Tunis, avait réussi, Charles X n’aurait pas eu besoin d’envoyer ses armées dans les parages africains. La réforme européenne dans l’Empire turc, les tentatives de nos contemporains pour ouvrir des routes commerciales à travers les plus lointaines contrées de l’Asie, les courses intrépides des voyageurs pour mettre la science en possession de cette admirable portion du globe, tous ces hardis efforts sont autant de croisades contre la barbarie musulmane. » 

Ce type de discours se diffuse aussi dans les cercles militaires, notamment lorsqu’il s’agit de faire passer une guerre extrêmement violente pour un combat chevaleresque menée pour le progrès. La répression de la révolte du cheikh Boumaza dans le massif du Dahra voit ainsi l’armée française commettre des massacres, notamment avec la pratique des « enfumades », qui consiste à asphyxier des tribus réfugiées dans des grottes. 

L’affaire – qui provoque la mort de nombreux civils – fait grand bruit en France, au point que certains officiers se voient obligés de prendre la plume pour défendre leur action. L’un d’entre eux, le capitaine Charles Richard, chef du bureau arabe d’Orléanville (aujourd’hui Chlef), publie ainsi en 1846 à Alger une Étude sur l’insurrection du Dahra, 1845-1846 (Le Moniteur algérien en fait ici la publicité). Il y écrit :

« Quant aux fautes, nous disons hautement que nous n’en connaissons aucune. Notre armée a été ici [en Algérie] ce qu’elle a toujours été, grande, héroïque ; soumise aux plus rudes travaux qui se soient encore offerts à l’homme, elle les exécute avec un courage, une persévérance et une intelligence, qui font comprendre pourquoi la Providence l’a choisie pour défendre et propager la civilisation humaine. »

Cette mission divine est, pour cet officier, est une répétition des croisades – notamment celle de Saint Louis contre Tunis en 1270 – et des guerres napoléoniennes, vues comme des occasions manquées de répandre le progrès sur l’ensemble du globe :

« La seule guerre maintenant vraiment utile, indispensable au développement intellectuel de l’humanité, et par conséquent légitime, c’est celle que nous faisons ici [en Algérie]. 

C’est le moment de la sainte et vraie croisade de la civilisation contre la barbarie. C’était à nous, Français, représentants du progrès humain sur cette terre, enfants de saint Louis, que revenait de droit la gloire d’une si noble entreprise. Nous ne sommes pas ici pour obéir à un vote des chambres, mais pour obéir à des ordres encore plus sacrés ; et malgré les clabauderies des esprits faibles, qui ont toujours peur de faire de grandes choses, nous y resterons et accomplirons en entier, poussés par le doigt de Dieu, notre sainte mission. 

Il faut le dire maintenant, après la glorieuse propagande des droits de l’homme que nous avons faite à travers l’Europe, et l’essai hardi de l’unité des peuples, que notre grand empereur a malheureusement manquée, nous n’avons rien entrepris de plus noble, de plus saint, de plus conforme aux destinées humaines, que ce que nous faisons ici. Nous avons commencé et nous finirons, parce qu’il n’est pas en notre pouvoir de ne pas continuer ; la puissance civilisatrice nous pousse. »

Le lien entre guerres coloniales et croisade est donc important. Il est renforcé par la propagande royale de la monarchie de Juillet qui, pour s’attirer les bonnes grâces de l’ancienne noblesse, commande durant la décennie 1840 pour le château de Versailles de nombreuses peintures traitant des expéditions médiévales en Terre sainte. Regroupées dans un espace appelé les « salles des croisades », ces toiles sont parfois réalisées par des artistes qui ont aussi comme sujets des acteurs liés à la conquête de l’Algérie. 

Ainsi, Charles-Philippe Larivière consacre une composition à la bataille d’Ascalon (1177) avant de réaliser le portrait, un an plus tard, du maréchal Bugeaud, un des principaux responsables militaires de la colonisation en Algérie. 

Cette proximité se voit aussi dans l’architecture même de Versailles. La salle des croisades, placée dans l’aile nord du château, est située en dessous d’un autre ensemble, appelé les salles d’Afrique (ou « de Constantine »), installé au même moment et consacré en grande partie à la conquête de l’Algérie (avec notamment de nombreux tableaux d’Horace Vernet). On met donc en parallèle et on organise chronologiquement les deux événements, le visiteur pouvant d’abord passer par le rez-de-jardin pour regarder les toiles traitant des croisades avant de monter d’un étage en vue d’admirer celles ayant pour thème la conquête coloniale. 

La presse de l’époque remarque la proximité entre les deux collections voulues par le pouvoir louis-philippien. Le Globe du 23 novembre 1843 explique ainsi :

« Grand nombre de tableaux, commandés par le roi, et qui ont figuré à la dernière exposition du Louvre, ont été répartis dans diverses parties de cette immense collection. 

Les salles des Croisades, celles de Constantine, ont été aussi considérablement enrichies, et de nouveaux salons sont déjà disposés à recevoir encore de vastes toiles destinées à retracer à la postérité les entreprises chevaleresques des Français du Moyen Âge et les hauts faits de notre brave armée d’Afrique. »

Le Charivari, journal satirique proche des milieux républicains, se moque de son côté de cette prétention de dresser un parallèle entre les soldats coloniaux – et le roi qui les dirige – et les croisés. Dans un texte caustique, un de ses auteurs explique ainsi que si un portrait de Louis-Philippe déplaît :

« […] au lieu de prendre le chemin de la mairie de Quimper-Corentin, cette peinture va tout au droit au musée de Versailles, salle des croisades.

Moyennant quelques coups de pinceau, l’uniforme du XIXe siècle se transforme en un vêtement quelque peu moyen âge, et ce portrait nous offre alors l’image fidèle, à ce que dit le livret, de l’illustre comte Hugues au grand nez, ou du fameux baron Godefroy, dit le Louche. » 

La Révolution de 1848, qui voit Louis-Philippe être déposé, ne met pas fin à la comparaison entre la croisade – du moins leur image idéalisée – et la conquête coloniale, ne serait-ce à cause du lien fort qui existe, dès le début du XIXe siècle, entre orientalisme et médiévalisme, entre la vision fantasmée du Levant et du Moyen Âge, ces deux ailleurs de l’Occident moderne. 

Pour beaucoup d’observateurs, les sociétés nord-africaines étaient comme bloquées à l’époque féodale et ne différait que peu de celle qu’avaient connue les chevaliers. Un préjugé qui aura longtemps la vie dure, notamment lorsqu’au début du XXe siècle on comparera les Touaregs à des croisés de Saint Louis.

Pour en savoir plus :

Aurélie Cottais, « Les salles d’Afrique : construction et décor sous la monarchie de Juillet (1830-1848) », in: Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, Articles et études, 2010 

Alphonse Dupront, Le mythe de Croisade, Paris, Gallimard, 1997

Jacques Frémeaux, Algérie 1830-1914 : naissance et destin d’une colonie, Paris, Desclée de Brouwer, 2019.

Jérôme Louis, La question d’Orient sous Louis-Philippe, Paris, Thèse de l’École pratique des hautes études, 2004

William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain (2016), et de Super-héros, une histoire politique (2018), ouvrages publiés aux éditions Libertalia.