Reporters de plume et photoreporters de guerre dans le conflit italo-éthiopien

Le 3 octobre 1935, sans ultimatum ni déclaration de guerre, l’Italie envahit l’Éthiopie. Le 4, le quotidien Excelsior fait sa Une avec les reportages de ses trois envoyés spéciaux en Ethiopie : Edouard Beattie, J. Constantinesco et Webb Miller. Les photos sont indiquées « De notre envoyé spécial à Addis-Abeba » : le premier et le deuxième reporter ici cités écrivent de cette ville : de qui sont ces photos effectivement ?

Le lendemain, on perçoit les traits de Jean Constantinesco – son prénom complet est indiqué cette fois-ci – juché sur un cheval, avec la légende suivante : « L’un de nos deux envoyés spéciaux à Addis-Abeba ».

Constantinesco a donc gagné des galons et ses reportages du 5 octobre et du 2 novembre en témoignent, spécifiés désormais tels ceux de ses confrères, « Copyright by Excelsior ».

On le retrouve ensuite en janvier dans la ville de Djidjiga, pour une interview du général Nasibu. Deux portraits illustrent son article, mentionnés comme ayant été pris « à Djidjiga par notre envoyé spécial ». Aucun doute, donc : Constantinesco réalise des photos. Il revendique même la double casquette de reporter (de plume) et de photoreporter, ainsi qu’en atteste sa participation à un autre périodique.

Car Constantinesco n’officie pas en Ethiopie uniquement pour le compte d’Excelsior. On découvre en effet des reportages de sa plume et des photographies de sa main dans le numéro spécial du célèbre hebdomadaire illustré Vu du 18 janvier 1936, consacré à la « guerre italo-éthiopienne ». Des photographies, d’ailleurs, qui couvrent quasiment l’ensemble de ce numéro spécial, manifestant la place qui lui est ménagée.

Un temps à Londres pour couvrir les funérailles de George V, Constantinesco retourne en Ethiopie en février 1936, toujours pour Excelsior. Le 16, la Une du quotidien annonce pour le lendemain son « enquête […] rapportée de l’Ogaden afin d’éviter les retouches de la censure ». Sa série s’intitule « Avec les lions de Juda », et, dès le premier reportage, le journal spécifie que les photographies l’accompagnant sont « prises par [son] envoyé spécial ». Si, pendant quelques jours, ce sont des portraits de soldats et de dignitaires qu’il envoie à la rédaction, la guerre entre véritablement dans l’édition du 20 février. Deux photos particulièrement évocatrices et emplies de mouvement illustrent en effet son reportage :

Le lendemain, nouveau changement d’atmosphère, y compris dans les deux photos choisies pour accompagner son reportage de plume. L’une montre le « défilé de la garde impériale à Addis-Abeba » ; l’autre un « Guerrier abyssin fusillé pour avoir abandonné son poste » :

L’actualité éprouvante de la guerre commande l’instantanéité de l’information : on cherche des photos, et peu importe qu’elles aient déjà été publiées ailleurs. C’est le cas de celle que nous venons de voir, apparue un mois auparavant dans le numéro de Vu. Mais, avec une autre légende, puisque cet homme y était désigné comme un espion : où se situe la vérité ?

Le 22 février, Jean Constantinesco livre le reportage ultime de sa série, là encore enrichi de ses propres clichés. Au milieu de deux portraits de guerriers trône celui d’une « femme noble », dont on précisera qu’elle est également issue de celles utilisées dans Vu, où le journaliste avait étudié la « femme abyssine ».

Les reporters français en Ethiopie sont peu nombreux, ce qui favorise à la fois la concurrence des récits et des photos entre les divers périodiques, mais aussi l’éclosion du photoreportage de guerre chez des journalistes qui ne s’y destinaient pas initialement. Un cas est emblématique de cette pratique au statut encore flou et dont la guerre d’Espagne contribuera à dessiner des contours plus précis : celui de Jean Alloucherie.

Depuis le début des années trente, ce journaliste concourt à augmenter les tirages de Paris-soir. Il est arrivé en Ethiopie dès juillet 1935 : on sait depuis fin 1934 que l’Ethiopie est en danger, un incident frontalier ayant alors eu lieu entre celle-ci et la Somalie italienne.

Dans l’édition de Paris-soir du 10 septembre, le reportage d’Alloucherie en direct d’Addis-Abeba débute en Une, illustrée par une photo de «  soldats italiens [faisant] un peu de toilette devant une des tentes d’un campement ». Cette photo est non créditée, comme celles publiées à l’appui de ses reportages les 12 et 13 septembre. Le 19, toujours en Une, ce sont des «  guerriers abyssins avant leur instruction militaire » que l’on observe ; le 24, un «  rassemblement de guerriers dans la capitale ».

Alloucherie assiste début octobre à l’invasion italienne. Le 10, il livre un petit reportage, «  Les étrangers quittent la capitale éthiopienne ». Le 20, on remarque en dernière page du quotidien, des photographies portant sur ce même sujet, telle une illustration a posteriori de son reportage. Elles sont très probablement de sa main :

En novembre, à une date inconnue, le Négus Haïlé Sélassié lui accorde une interview. C’est un portrait du souverain qui ouvre la Une de l’édition du 23 novembre, pris sans doute aucun par le reporter :

Ayant quitté l’Ethiopie à la fin novembre 1935, il y revient en mai 1936, lors de l’entrée des troupes italiennes dans Addis-Abeba. « Un dramatique récit des événements d’Addis-Abeba vus et vécus par notre envoyé spécial Jean Alloucherie », titre Paris-soir le 5, en écho au cliché de « centaines d’irréguliers se dispers[ant] dans les rues [d’Addis-Abeba] qu’ils vont d’ailleurs abandonner devant la rapide avance italienne ». La photographie correspond à ce que le reporter décrit : une ville où la confusion extrême règne, laquelle soumet le recueil de l’information à un danger permanent.

Le 7 mai, Paris-soir certifie que son envoyé spécial est le «  seul journaliste français dans la capitale éthiopienne ». Les photos de la dernière page du journal proviennent assurément de son œil :

Ainsi le conflit italo-éthiopien montre-t-il que les photoreporters sont déjà les acteurs de l’âpre concurrence que se livrent les journaux. Il montre aussi que la professionnalisation du photoreportage de guerre commence à éclore. Jean Alloucherie, oscillant entre la plume et l’appareil photographique nous renseigne autant sur cet épisode de l’histoire que sur l’évolution d’un métier qui n’a pas encore conquis totalement son droit de citer.

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Anne Mathieu est historienne, spécialiste du reportage de guerre, politique ou social, ainsi que des autres genres journalistiques confrontés aux événements politiques ou sociaux. Elle est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine et membre de l'Equipe Plurielles de l'Université Bordeaux Montaigne.