Écho de presse

Louise de Bettignies, grande espionne de la Première Guerre mondiale

le 14/11/2020 par Michèle Pedinielli
le 03/06/2019 par Michèle Pedinielli - modifié le 14/11/2020
L'espionne française Louise de Bettignies, avant la Première Guerre mondiale - source : WikiCommons
L'espionne française Louise de Bettignies, avant la Première Guerre mondiale - source : WikiCommons

Celle que l’on a surnommée « la Jeanne d’Arc du Nord » a mis sur pied un réseau d’espionnage entre la France et la Belgique pour le compte de la Grande-Bretagne. Elle réussira pendant deux ans à faire transiter des hommes des pays occupés par l’Allemagne.

Lorsque que la nouvelle de la mort de Louise de Bettignies arrive dans les rédactions françaises en septembre 1918, quelques entrefilets indignés fustigent la « barbarie allemande ».

« On apprend la mort de Mlle Louise de Bettignies en captivité à Cologne, survenue le 27 septembre, après trois ans du plus dur martyre.

Mlle de Bettignies avait été arrêtée en pays envahi et condamnée à mort après de longs débats où son attitude arracha à von Bissing lui-même un hommage d'admiration. 

Ayant eu sa peine commuée en celle des travaux forcés, elle fut accablée de traitements inhumains par ses geôliers, pour refus de prendre part à des travaux de guerre, et tomba gravement malade. »

Issue de la noblesse du Nord, la jeune femme avait été arrêtée le 20 octobre 1915, près de Tournai (Belgique) et condamnée à mort en mars 1916. Car Louise de Bettignies a été reconnue coupable d’espionnage pour le compte de l’armée alliée britannique.

« De vieille noblesse wallonne et immobilisée en 1914 dans les pays envahis, elle groupe autour d'elle un service secret qui compta jusqu'à 64 personnes et qui, pendant huit mois, en 1914-15, renseigna régulièrement l’état-major des armées anglaises luttant dans le Nord de la France. »

En 1920, ses cendres sont rapatriées en grande pompe en France. Ses obsèques ont lieu à Lille, la ville où elle a grandi, et la presse suit l’événement depuis la levée du corps à Cologne par des soldats anglais.

Mais c’est en 1924 que l’on en sait véritablement plus sur le rôle joué par celle que l’on a depuis surnommé « La Jeanne d’Arc du Nord », grâce à  la parution d’un livre d’inspiration biographique intitulé La Guerre des femmes. Rédigé par l’écrivain de droite Antoine Rédier, il retranscrit les souvenirs de son épouse, Léonie Vanhoutte, autrefois lieutenante du réseau dirigé par Louise.

Tout commence en 1914. Lorsque les troupes allemandes envahissent Lille, Louise décide de s’engager dans la résistance et l’espionnage. Lors d’un voyage à Folkestone en Angleterre, en tant qu’employée d’une société d’import-export, elle rencontre plusieurs responsables militaires britanniques.

« Échappée à la domination allemande, sortie de Lille après quelques semaines d'occupation, elle donna aux officiers à Folkestone tant de renseignements précis, elle fit preuve de tant de lucidité dans l'observation et le rapport, qu'on la pria très expressément d'entrer en relations avec le grand quartier général britannique à Saint-Omer et que le maréchal French lui demanda, non point d'être un simple émissaire, mais de jouer un grave rôle. »

Sous le pseudonyme d’Alice Dubois, la jeune femme va alors monter un véritable réseau d’espionnage à la frontière franco-belge, région occupée par l’armée allemande.

« Il ne s'agissait pas qu'elle apportât ses propres renseignements, mais qu'elle montât toute une machine dont on lui expliqua les rouages : elle étendrait sur la région de Lille un vaste réseau d'observateurs, concentrerait les renseignements qui lui viendraient ainsi et les ferait parvenir en Angleterre. 

Alors qu'elle était prête au rôle d'estafette, on lui demandait celui d'un chef. »

La première action de Louise est de se choisir un bras droit. Ce sera une jeune femme comme elle, Léonie Vanhoutte.

« Au cours d’une de ses entrevues, elle remarqua une jeune fille, à peu près de son âge, de mine fraîche et de tenue modeste ; c’était Mlle Léonie Vanhoutte. 

Elles causèrent : même amour de la France, même âme, même courage. Mlle de Bettignies embrassa Léonie Vanhoutte : “Vous serez mon lieutenant, lui dit-elle, et vous vous appellerez Charlotte.” »

La personnalité de Louise de Bettignies convainc de nombreux hommes à intégrer son organisation : « il fallait bien la suivre », dit ainsi l’un de ceux qui acceptèrent de travailler avec elle, « on ne savait rien lui refuser ».

Et la jeune femme sélectionne avec soin les membres de son réseau. 

« Pas un des veilleurs de Louise de Bettignies n'a trahi ; pas un n'a été pris. C'est qu'elle les avait bien choisis et presque toujours elle-même. »

Et c’est une gageure, car les dangers que le réseau Alice Dubois affronte sont nombreux. Il ne s’agit pas seulement de transmettre des informations recueillies par ses observateurs jusqu’à Folkestone, mais aussi de faire passer par la Hollande des Français désireux de prendre les armes.

« Et cette frontière est bien gardée : un poste à chaque maison ; trois haies de fils barbelés ou électrocuteurs ; des grenades semées à tous les points praticables ; la nuit, des projecteurs dont la lumière brutale scrute le moindre sillon, et partout des sentinelles, le fusil armé, le doigt sur la gâchette. 

Trente fois Louise de Bettignies et Léonie Vanhoutte braveront tous ces périls se tenant par le bras, travesties soit en ouvrières, soit en paysannes, ou encore en marchandes de fromage ou de beurre, s’amusant des ruses toujours nouvelles qu’elles combinent, des rencontres qu’elles font, des bons tours qu’elles jouent aux envahisseurs. »

Pour faire passer les hommes, les jeunes femmes se transforment parfois en conductrices de charrette de foin.

« Tout le monde, évadés et conductrices, s’empile dans une charrette sous un amoncellement de paille ou de foin. Recommandation suprême : pas un geste, pas un cri, pas un mot, même si les policiers sondent la marchandise et piquent dans la chair vive. 

Deux autres voitures, toutes pareilles, sont également chargées de fourrage : l’une passe devant celle qui porte les fugitifs, l’autre derrière ; la première prend une forte avance ; à chaque poste on s’arrête : les soldats la visitent, enfoncent leurs lances dans le chargement, puis, en attendant le reste du convoi, le conducteur  – un initié – les invite à prendre un verre ; on entre à l’estaminet ; tandis qu’on boit, la seconde voiture survient – celle où sont les évacués, dépasse la précédente, fait halte, et l’homme qui la mène pénètre lui aussi dans le cabaret, cause avec les Allemands et, quand on a fini de rire, présente comme étant la sienne la voiture arrivée la première, celle qui a déjà été visitée, pendant que l’autre cocher, censé en règle, met en branle son attelage et s’éloigne avec le chariot de l’air le plus naturel. »

Quand il s’agit de dissimuler des papiers, l’imagination des deux jeunes femmes est sans limite.

« Le rapport destiné aux Anglais n’est pas d’un gros volume : à peine a-t-il la dimension d’un feuillet à cigarette chargé de caractères minuscules que grandira la photographie ; encore faut-il le bien cacher, car les policiers sont méfiants et avisés ! 

Mlle de Bettignies le glisse dans le talon de sa bottine, dans une tablette de chocolat, dans le manche de son ombrelle, dans une baleine de son corset, dans la poignée de son sac ; elle est même parvenue à creuser les lacets de ses gros souliers, le cordon de ses cheveux. Si l’on voyage la nuit en carriole – tout arrive – le précieux papier est dans les bougies allumées des lanternes de la voiture. 

Plus tard, on arrivera à écrire 3 000 mots sur une pellicule grande comme un verre de lunette ; l’inscription demeure invisible et la pellicule transparente ; on colle ça sur son lorgnon et on passe ; on s’amusera bientôt à appliquer cette pellicule sur les photographies des cartes d’identité, et l’on a la joie de voir les Allemands y apposer leurs cachets. 

Mais on se blase de tout, même de l’incessant péril, et souvent Louise de Bettignies porte simplement son courrier sous sa bague ou dans son sac à main, pêle-mêle avec la collection de passeports dont elle est abondamment pourvue. »

C’est d’ailleurs au moment de faire passer un document que Louise de Bettignies et Léonie Vanhoutte sont arrêtées : la fouille est extrêmement minutieuse ce jour-là et pour éviter que les Allemands ne découvre le document caché dans sa bague, Louise l’avale. Un soldat aperçoit son geste et la dénonce.

Jugée et condamnée à mort le 16 mars 1916, elle prend la plume pour demander au général Von Bissing, gouverneur de Belgique, la grâce de ses compagnons arrêtés en même temps qu’elle.

« Je suis condamnée a mort : étant donné que par mon silence j’ai aidé les personnes responsables à se mettre a l'abri ; étant donné que j'ai refusé de dénoncer qui que ce soit, même pour me justifier, je reconnais avoir mérité la sentence de mort et ma condamnation est juste.

J'ai agi en tout honneur et en toute liberté et crois avoir fait mon devoir. Je mourrai contente, Excellence, si j'apprends que vous avez agréé ma demande et mis Mlle Vanhoutte et M. Devraes en liberté. »

Sa peine sera commuée en travaux forcés à perpétuité : le scandale international ayant suivi l’exécution de l’infirmière britannique Edith Cavell en Belgique au mois d’octobre 1915 est encore présent. 

Louise et Léonie sont donc détenues en Allemagne. Mais seule Léonie Vanhoutte rentrera vivante en France après la guerre.

« On sait que Louise de Bettignies et son amie, après avoir été condamnées à la peine de mort par un conseil de guerre allemand, virent leur peine commuée : celle de Louise de Bettignies à la détention perpétuelle, celle de Léonie Vanhoutte à quinze ans de travaux forcés. 

Léonie Vanhoutte seule devait, au lendemain de la victoire, retrouver la liberté. Louise de Bettignies, malade, dut être opérée d'une tumeur, à Sieburg.

L'opération, pratiquée dans des conditions défectueuses, laissa la malade en danger. Les autorités allemandes refusèrent de l’évacuer sur la Suisse. Elle fut envoyée à Cologne, où elle mourut. »

Louise de Bettignies sera faite Officier de l’ordre de l’Empire britannique et décorée de la Légion d’honneur à titre posthume. Un monument lui est érigé à Lille en 1927.

En 1937 un film de Léon Poirier, Sœurs d’armes, reprend les grandes lignes de l’ouvrage d’Antoine Rédier.

En septembre 1939, quelques jours après la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne, le pays a besoin de héros et le Petit Marseillais se saisit de l’anniversaire de la mort de Louise de Bettignies pour exalter le courage patriotique de « la Jeanne d’Arc du Nord ».

« Louise de Bettignies a sauvé des milliers de vies humaines grâce à son sang-froid, à son esprit d'entreprise et de décision, à son intelligence, à sa prodigieuse mémoire, mais aussi à la grande confiance qu'elle inspirait à ceux qui la commandaient et à ceux et à celles qui étaient sous ses ordres, en particulier à cette Léonie Vanhoutte, qui fut sa plus proche collaboratrice et qui, depuis, a épousé Antoine Rédier, le premier biographe de Louise. »

Après la Seconde Guerre mondiale pourtant, le souvenir de Louise de Bettignies et de Léonie Vanhoutte s’estompera progressivement pour disparaître presque totalement de la « mémoire collective » française.

Pour en savoir plus :

Antoine Rédier, La Guerre des femmes, Éditions de la vraie France, 1924

Chantal Antier, Louise de Bettignies : Espionne et héroïne de la Grande Guerre 1880-1918, Tallandier, 2013