En 1931, la Mandchourie, dans le nord-est de la Chine, est une région sous forte influence japonaise, où stationnent quelques milliers de soldats nippons, dans le but de surveiller le trafic sur la voie de chemin de fer Moukden-Tientisin.
C’est sur cette voie de chemin de fer qu’une explosion a lieu le 18 septembre, à quelques centaines de mètres d’une garnison chinoise. Elle ne fait aucun blessé, mais l’épisode entrera dans l’histoire comme « l’incident de Moukden », qui marquera le coup d’envoi d’un enchaînement d’événements aux répercussions internationales.
Les militaires japonais, en effet, accusent les Chinois d’avoir perpétré cet attentat. En réalité, ce sont les Japonais de l’Armée du Guandong eux-mêmes qui, redoutant la mainmise de la Chine sur la Mandchourie, l’ont manigancé.
A la tête des militaires japonais à l’origine de l’attentat, le général Kanji Ishiwara, un illuminé qui veut unifier les « peuples jaunes » en vue d’une guerre contre les États-Unis qu’il juge inévitable. Pour ce faire, Ishiwara pense que le Japon doit s’approprier la Mandchourie et ses riches ressources naturelles (par ailleurs « zone-tampon » avec l’URSS), afin de fournir un « espace vital » aux Japonais.
« L’incident de Moukden », fomenté sans l’aval du gouvernement japonais, est censé servir de prétexte au début de l’invasion.
Dès le lendemain du 18 septembre, l’attentat fait les gros titres de la presse occidentale. En France, Le Matin titre le 19 « Graves incidents entre Chinois et Japonais » :
« Les troupes japonaises ont déclenché une attaque nocturne, hier, à Moukden, au cours de laquelle environ 80 Chinois ont été tués.
Lorsque cette nouvelle fut reçue par le maréchal Chang Hsue Liang, le gouverneur de la Mandchourie, il envoya des ordres aux troupes chinoises leur prescrivant de déposer les armes et de s’abstenir de représailles. »
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Les Japonais s’attaquent aussitôt à plusieurs villes chinoises, comme le rapporte L’Ouest-Eclair le 20 septembre :
« On se perd en conjectures sur les causes de cet engagement.
D’après les derniers renseignements, il paraîtrait qu’une escouade japonaise aurait engagé le feu, hors le contrôle des autorités civiles. Les autorités militaires auraient par cette action vengé le capitaine Nakamura, l’officier d’état-major assassiné en juin dernier à Moukden par des soldats chinois [...].
Une dépêche de Tokio annonce que le cabinet qui s’était réuni pour étudier la situation mandchoue, a décidé de faire tous ses efforts pour arriver à circonscrire le conflit [...]. »
En quelques jours, les Japonais prennent le contrôle de plusieurs villes chinoises (Moukden, Changchun, Antung). Puis les provinces du Heilongjiang, du Jilin et du Liaoning sont prises. Une victoire permise par l’ordre donné aux troupes chinoises de ne pas résister. Interviewé par l’agence Havas, le maréchal mandchou Chang Hsu Liang déclare :
« Le Japon, a-t-il dit, prétend que son attaque a une cause immédiate, mais le monde a déjà assisté au spectacle d’une guerre délibérément préparée.
Cette guerre est maintenant commencée en ce qui concerne le Japon, mais la Chine n’a pas l’intention d’y prendre part. Elle entend se borner à laisser le monde et l’opinion publique former leur propre jugement. »
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Le gouvernement japonais tente d’ordonner à l’armée du Guandong de regagner ses bases, en vain. Mis devant le fait accompli, le pouvoir civil va alors décider de reprendre à son compte l’invasion de la Mandchourie, au nom de la « légitime défense » des troupes japonaises et de la « pacification » de la région.
Au cours des semaines suivantes, à Genève, siège de la Société des Nations (S.D.N.), des pourparlers ont lieu, activement suivis par la presse française grand public. Le Japon et la Chine étant tous deux membres de la S.D.N., on veut alors croire à une possible sortie de crise par la négociation. En octobre, on lit par exemple dans cet article paru le 17 dans Le Petit Parisien :
« Le Japon lui-même, tout en demeurant de fer sur les principes, paraît avoir finalement compris que la politique étroitement particulariste a fait son temps.
Des ordres ont déjà été donnés par l’état-major de Tokio, comme le signale notre excellent correspondant particulier à Changhaï, en vue de suspendre certaines mesures militaires qui avaient été précédemment envisagées.
C’est encore peu de chose et nous sommes loin de l’évacuation demandée par les Chinois, mais c’est déjà un signe que le Japon n’a pas l’intention de pousser plus avant ses mouvements militaires en Mandchourie. »
Dans la presse communiste en revanche, on est beaucoup plus sceptique. Dans un édito de L’Humanité intitulé « L’impérialisme en action et la comédie de Genève », Marcel Cachin dénonce fermement l’invasion japonaise et l’hypocrisie de la S.D.N., qu’il accuse de complicité passive :
« Pourquoi le Japon a-t-il envahi par les armes le territoire Mandchou qu’il occupe depuis déjà longtemps ? Parce qu’il obéit à la loi qui est celle de toutes les grandes nations parvenues au dernier stade du capitalisme. Il s’agit pour lui de défendre ses ‘besoins vitaux’ ! [...]
Mais voilà que la Société des Nations s’interpose [...]. Le Japon lui répond qu’il ‘ne fait pas la guerre’. Il ajoute au reste qu’il ne peut se passer de la Mandchourie. Coûte que coûte, il restera dans le pays occupé que sillonnent déjà ses rails et où fument ses usines. Ses intérêts vitaux lui font l’obligation la plus impérieuse de ne pas quitter la Chine malgré la volonté formelle des Chinois chassés de chez eux. »
D’autres observateurs, comme ce chroniqueur de L’Ouest-Eclair, en décembre 1931, estiment au même moment que l’invasion japonaise de la Mandchourie dénote le passage à une nouvelle façon de la guerre, plus brutale :
« Dans le monde du temps présent, il n’y a plus de déclaration de guerre ; on négocie, dans le temps même où l’on combat : bien plus, la mystique nouvelle paraît comporter une sorte de ‘fausse monnaie’ de la guerre, où l’on camoufle à plaisir tout ce qui s’y rapporte, sous les plus innocentes apparences [...].
C’est précisément au moment où l’on s’efforce d’organiser la paix, que certains font litière des principes du droit des gens, qu’on pouvait croire acquis, pour le bien de l’humanité. »
Loin de se retirer, les troupes japonaises renforcent leur présence : elles savent que les autres États membres de la S.D.N. n’interviendront pas dans cette région lointaine et qu’elles auront les coudées franches pour en prendre possession sur le long terme. Parallèlement aux actions militaires, des exodes massifs de Japonais en Mandchourie sont organisés.
Le 18 février 1932, enfin, le Japon déclare la zone occupée « État de Mandchou » : c’est la naissance du Mandchoukouo, État fantoche contrôlé par le Japon. Celui-ci choisit Changchun comme capitale et place à la tête du nouvel État Puyi (1906-1967), dernier empereur de la dynastie Qing (il recevra le titre d’ « empereur du Manchoukouo » en 1934).
La Chine continue d’interpeller la S.D.N. pour « violation de ses droits territoriaux ». Celle-ci enquête sur place : le rapport Lytton conclut que la Mandchourie devrait retourner sous la souveraineté chinoise. Mais le Japon n’en a cure : en mars 1933, le pays quitte avec fracas la Société des Nations.
Un coup d’éclat qui, en France, reçoit un accueil contrasté en fonction du bord politique des commentateurs. Dans Le Figaro du très droitier François Coty, celui-ci se félicite du « sens des réalités » nippon :
« La Société des Nations, créée dans le but de maintenir la paix, ne la sauvegarde nulle part [...].
Elle se place follement aux côtés de la Chine. De quelle Chine ? Où est la Chine ? Qu’est-ce que la Chine ? [...] La seule partie de la Chine avec laquelle les Occidentaux soient en contact est une fournaise de bolchevisme [...].
En bordure de cet effrayant chaos, contre ce danger terrible, les Japonais élèvent une digue. A leurs propres risques, à leurs frais, ils font un peu d’ordre et défendent la Civilisation. Gêner leur action, c’est jouer le jeu des Soviets et de la IIIe Internationale. »
De l’autre côté du spectre politique, dans L’Humanité, tout en dénonçant l’impérialisme japonais, on acte là aussi l’échec total de la Société des Nations :
« Le Japon sortant de la S.D.N. va continuer plus librement – si possible ! – l’exécution du plan Tanaka de conquêtes en Asie, précipitant le déclenchement de la guerre mondiale couvant dans le Pacifique [...].
De toute façon, la sortie du Japon de la S.D.N. porte un coup mortel à l’institution. »
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Seuls les pays membres de l’Axe (Allemagne, Italie...) reconnaissent le Mandchoukouo, qui devient dans les années 1930 l’avant-poste de la politique expansionniste nippone. Une politique de travaux forcés visant la population chinoise y est mise en place.
En 1937, le Japon attaque la Chine, puis les États-Unis en 1941 lors de l’attaque de Pearl Harbor. Les Américains apportent dès lors leur appui aux Chinois. Le Japon capitule en août 1945 à la suite du bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki. L’invasion soviétique de la Mandchourie, la même année, puis la rétrocession de la région à la Chine mettent fin à une occupation qui aura duré quatorze ans.
Pour en savoir plus
Bruno Birolli, Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre, Arte Editions et Armand Colin, 2012
Xavier Paulès, La République de Chine. Histoire générale de la Chine, 1912-1949, Les Belles Lettres, 2019
Pierre François Souyri, Nouvelle histoire du Japon, Perrin, 2010
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.