Fin novembre 1947, à la suite de l’abandon du mandat britannique sur la Palestine, l’ONU vote un plan de partage de la région en trois entités : un Etat juif, un Etat arabe et le placement de Jérusalem et de Bethléem sous la coupe des Nations-Unies. Problème : cette division du territoire ne convient pas aux pays du Moyen-Orient, ni aux branches les plus radicales de la droite sioniste. La guerre civile éclate.
100 000 Arabes musulmans et chrétiens se retrouvent sur les routes au mois de mars 1948. Lorsque les milices paramilitaires juives passent à l’offensive début avril, 300 000 civils arabes de plus quittent leur logement devant ces impossibles accès de violence – parmi ceux-ci, l’épouvantable massacre de Deir Yassin le 9 avril, causant la mort d’une centaine d’innocents. Cet exode massif sera plus tard nommé « Nakba », « le désastre ».
Au mois de novembre, dans un climat de tension extrême, le journal gaulliste Carrefour rapporte les propos d’un ecclésiastique guadeloupéen venu en aide aux populations déplacées. C’est une vision dantesque qui s’offre alors au lecteur.
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LES PELERINS DE LA DOULEUR
Choses vues en Palestine, par Georges Magloire
C’est le cœur profondément bouleversé que j'ai pris le chemin de Jérusalem.
La Palestine est, en effet, non seulement l’une des terres les plus surprenantes du monde, avec ses rares collines jaunes et rouges, le vert poussiéreux de ses oasis, et ses déserts de pierres qui longent le Jourdain bourbeux jusqu'à la mer Morte, mais c'est encore, à chaque rencontre, la merveilleuse confrontation de l’homme et de la Bible : un dialogue permanent du présent et du passé. Toutes les pistes de la Palestine conduisent à la mémoire. Jéricho, Nazareth, Bethléem, Jérusalem, Tibériade : les ruines peuvent s’amonceler sur l'emplacement de ces villes, leur sens demeure éternel. Voyager en Palestine, c'est feuilleter les images d'Epinal vivantes de la Bible.
Mais aujourd'hui, si Jéricho tassée derrière ses remparts de monts argileux, étouffée de chaleur à quatre cents mètres au-dessous du niveau de la mer, évoque toujours le souvenir de Josué et de ses armées massées derrière le Jourdain, c’est un autre monde qui vit, ou du moins essaye de vivre, de l'autre côté du pont Allenby sans cesse traversé par les camions de l'Arab Légion de Glubb Pacha. C'est à Jéricho en effet qu’il m'a été donné de voir les premières victimes de cette guerre impitoyable. J'en ai vu depuis des dizaines de milliers.
Il ne faut pas croire que Jéricho soit une ville comme les autres. On y accède par une voie relativement étroite, bordée de part et d’autre de maisons de terre devant lesquelles une sorte de dais retenu par des poteaux fait un peu d'ombre. Et puis, la ville s'épanouit, jaune et blanche, avec un grand hôtel moderne, le Hischam Palace, et une caserne aux lignes rigides. C’est là que se tenaient les réfugiés, ceux qui avaient fui ce que l'on nomme communément là-bas l'« enfer palestinien ».
Je descendis de voiture et m'avançai vers une petite fille qui ne devait pas avoir plus de six ans. Son visage était inondé de larmes. Je lui offris des bonbons pour la consoler, mais elle refusa. Un seul cri sortait de sa bouche, que les gutturales arabes rendaient encore plus déchirant : « Je veux maman... » Deux mois auparavant, sa mère avait été tuée dans les rues de Jaffa.
L'aînée du camp, d’ailleurs, avait à peine quatorze ans. Elle venait d'assister au massacre de Deir Yassin, dont elle était l'une des rares survivantes. Elle avait atteint Jéricho par ses propres moyens, à pied naturellement, au prix d'une marche harassante. Elle devait m’expliquer comment elle avait échappé au carnage :
– Ma sœur a été tuée la première, son bébé dans ses bras. Ensuite, les sternistes [miliciens paramilitaires israéliens, NDLR] se jetèrent sur maman. Lorsque je la vis, éventrée, mon jeune frère Habib abattu à coups de crosse, je m’évanouis. Quand je revins à moi, il n’y avait plus personne. Mon corps était le seul à ne pas avoir été mutilé...
Tandis que nous roulions, de part et d'autre de la route, des pistes parcourues de caravanes porteuses de blé profilaient des scènes d'un autre âge à côté des groupes de soldats en marche. En sens inverse, toujours la même cohorte chaotique de vieillards, de femmes et d’enfants pieds nus, attelés à des charrettes.
– Nous fuyons, me dit au passage un septuagénaire du quartier de Katamona, à Jérusalem. Mais nous reviendrons. Je suis chrétien comme la plupart des gens que voilà. Nous sommes cent mille chrétiens à fuir. Les grands pays d’Europe ne peuvent se désolidariser de nous. Ils ne nous oublieront pas, j'en suis sûr.
Puis, ayant regardé la croix que je portais au cou, il ajouta :
– Cette croix vous protégera partout où vous irez chez les Arabes. Avec elle, rien ne pourra vous arriver de fâcheux. Dieu est grand. Dieu est bon...
Devant Jérusalem ramassée sur elle-même derrière les hautes murailles édifiées par Saladin, Mounir Abou Fadil m'attendait, chef des commandos palestiniens. Un silence angoissant planait sur la ville, troué seulement par le crépitement des mitrailleuses. Au milieu des décombres erraient, l’œil vague et la mine inquiète, bédouins armés, commerçants, jardiniers, animaux en détresse. Partout des cadavres.
– Les croix de bois palestiniennes, murmura mon guide.
Je suis revenu à plusieurs reprises en Palestine. J’ai toujours retrouvé, mais accru, le même spectacle de désolation. Les chiffres sont accablants : plus de 250 000 réfugiés errants ont moins de douze ans, peu de médicaments, encore moins de vivres. Le gouvernement égyptien et celui de la Transjordanie ont beau faire de grands efforts, le malheur de la Palestine submerge leurs soins. Sans compter, chaque mois, ces 5 000 hommes tués dans des combats, laissant derrière eux 5 000 familles sans soutien. Bernadotte, dans son rapport à l’O N.U., l'avait bien compris, qui disait :
« Le choix est le suivant : sauver immédiatement la vie à des milliers d’innocents ou accepter qu’ils meurent. »
C’est le même accent qui fut celui de Mgr Hakim, archevêque de Galilée :
– Que faire ? dit-il. La France a déjà, dans une certaine mesure, contribué au sauvetage de ces populations infortunées dont le sort tragique ne rappelle que trop le juin 1940 qu'elle a connu. Mais la France catholique, qui a protégé pendant plus de trois siècles les chrétiens de Palestine, a encore une tâche considérable à accomplir. Qu’elle envoie donc une mission de secours dans les camps de réfugiés et surtout, avant tout même, qu’elle se penche sur ses propres institutions si éprouvées de Palestine. Sait-on en France que se trouvent menacés 63 établissements religieux, 4 hôpitaux, 16 dispensaires, 4 séminaires et 32 écoles, tous créés et dirigés par des Français ?
Mais il ne devrait pas être nécessaire de faire appel à de tels exemples pour soulever, en France, un mouvement d’opinion. Un demi-million de Palestiniens errent de camps en déserts, sans but et sans espérance. Un pareil spectacle ne peut laisser indifférent. Il ne s’agit pas de prendre parti dans une guerre étrangère ; mais simplement de demander aux hommes que nous sommes de tendre la main aux hommes qu'ils sont.