Interview

« Napoléon pensait que son pouvoir ne pouvait reposer que sur la force »

le 29/11/2022 par Gérard Grunberg, Arnaud Pagès
le 20/04/2021 par Gérard Grunberg, Arnaud Pagès - modifié le 29/11/2022

Le politologue Gérard Grunberg revient sur le souvenir laissé par Bonaparte dans le roman national français, et le compare avec la réalité du règne guerrier de celui que l’on a fini par appeler « l’Ogre ».

Exercice pour le moins autoritaire du pouvoir, rétablissement de l'esclavage, hécatombe de la jeunesse française des débuts du XIXe siècle sur les champs de bataille européens... A l'heure du bicentenaire de la mort de l'Empereur, les critiques vont bon train. La légende napoléonienne peut-elle encore se résumer, au sein du « roman national », à la trace lumineuse que le vainqueur d'Austerlitz aurait laissée dans l'Histoire ?

Gérard Grunberg est politologue, directeur de recherche émérite au CNRS, professeur à Sciences-Po, chercheur au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences-Po, et ancien conseiller de Michel Rocard lors de son passage à Matignon. On lui doit notamment Le Noir génie de Napoléon, paru en 2015 aux éditions du CNRS.

Propos recueillis par Arnaud Pagès

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RetroNews : Napoléon est bien volontiers qualifié de « boucher de l'Europe ». Pour autant, la France était attaquée de toutes parts lorsqu'il est arrivé au pouvoir. Et, tout au long de son règne, il a dû affronter plusieurs coalitions qui voulaient rétablir la royauté... Finalement, ce surnom est-il justifié ?

Gérard Grunberg : Ce surnom est tout à fait justifié. Il est fidèle à la réalité. Georges Lefèvre, un historien spécialiste de la Révolution française, disait que l'ambition de Napoléon n'avait pas de but final. Elle ne connaissait pas de limite. C'était, d'abord et avant tout, un conquérant et un aventurier.

A partir de 1805, juste après le triomphe d'Austerlitz, Talleyrand comprend, et la suite lui donnera raison, que Napoléon ne s'arrêtera jamais. Il n'a pas de diplomatie. Il n'a pas l'idée du type d'équilibre qu'il serait possible d'instaurer entre les grandes nations européennes. Ce qu'il veut, c'est conquérir le monde. D'ailleurs, il l'a dit lui-même à Saint-Hélène. C'est ce que Talleyrand appelait la diplomatie de l'épée.

Napoléon pensait qu'il ne serait jamais l'égal de rois car ils avaient pour eux la tradition et la légitimité... Pour être durable, son pouvoir ne pouvait reposer que sur la force et sur la victoire. Dans cette logique, il ne pouvait tout simplement pas ne pas faire la guerre.

C'est donc cette dynamique qui a fait de lui « l'ogre » de la jeunesse française ?

Exactement. Et c'est pour cette raison que c'est un boucher. Le chancelier Pasquier, qui était préfet de police à Paris, écrivait dans ses mémoires que pour la seule année 1813, 1,3 million de jeunes hommes avaient été enrôlés dans l'armée. Il faut se rappeler que 800 000 soldats ont participé à la campagne de Russie et que seulement 13 000 en sont revenus. Il faut voir comment les battues étaient organisées pour trouver des conscrits au fin fond des campagnes, en usant de la coercition et de la force.

Avec le rétablissement de l'esclavage promulgué en 1802, Napoléon revient sur le décret de 1794, un acquis fondamental de la Révolution. Pour autant, cette décision n'a-t-elle pas été forcée par la situation politique et militaire dans les territoires ultramarins ?

Napoléon était avant tout un pragmatique. Il n'était pas contre les droits de l'Homme mais ce n'était pas sa priorité. Ce qui se passait à Saint-Domingue était extrêmement problématique. C'était une économie fondée sur l'esclavage. Il a trouvé qu'il ne s'en sortirait pas autrement qu'en prononçant le rétablissement.

Pour autant, il n'y était pas favorable. Ce n'était pas un esclavagiste. Il a vendu la Louisiane alors que la France aurait pu profiter des nombreux esclaves qui y étaient exploités. Ce rétablissement était une pure opportunité politique. C'était une réponse à une conjoncture défavorable à la France.

Napoléon est parfois présenté comme le continuateur de la Révolution, celui qui avait pour mission de l'installer dans le temps... Cependant, il a imposé dès le départ une conception extrêmement coercitive du pouvoir.

C'était un dictateur. Il voulait le pouvoir absolu pour lui tout seul. Point. Il a détruit le peu de régime représentatif qui avait été édifié par le Directoire. D'ailleurs, il n'hésitait pas à s'en vanter. Il n'était pas hypocrite. Il était considéré comme un enfant de la Révolution parce que les élites européennes l'ont d'abord pris pour cela. Il l'était malgré tout un petit peu dans le sens où il souhaitait imposer partout les progrès réalisés en France, le Code civil, les grandes réformes.

Peu à peu, les pays conquis ont cependant réalisé que Napoléon n'était pas un libérateur. La Grande Armée était en majorité constituée de soldats étrangers qui avaient été conscrits de force. Les nations européennes payaient des impôts à la France et devaient respecter le blocus continental contre l'Angleterre. Napoléon est rapidement apparu comme un oppresseur, ce qui a permis aux rois et aux empereurs de mobiliser leurs peuples et leurs troupes contre lui. Ça a été le début du nationalisme. Il fallait constituer des états forts pour lutter contre l'impérialisme français.

La légende napoléonienne laisse penser que le peuple était majoritairement derrière lui. Qu'en fut-il réellement ?

Il faut  voir dans quel état était la France sous le Directoire. C'était la crise permanente. C'était l'insécurité et la guerre civile. Les Français souhaitaient certainement l'arrivée de quelqu'un qui remettrait « de l'ordre ». Ce que l'on sait, c'est qu'il était extrêmement populaire au début de son règne. Les Français étaient contents qu'il prenne le pouvoir à ce moment-là.

Simplement, au fur et à mesure que les années passaient, il devenait l'homme qui allait chercher les enfants dans les campagnes pour les envoyer sur les champs de bataille, et tout le monde savait que la grande majorité d'entre eux ne reviendrait pas. Dès lors, sa popularité s'est effondrée. Les Français se sont détachés de lui. Et d'ailleurs, il n'a pas été défendu... Quand, à la fin de la campagne de France en 1814, il hésitait à démissionner, ses maréchaux l'ont obligé à signer son abdication.

Finalement, n'a-t-on pas construit, au fil du temps, une vision romantique de Napoléon ? Il est considéré comme l'homme providentiel qui a sauvé la France mais le personnage est très différent de ce que l'on projette sur lui.

D'abord, il n'a pas sauvé la France puisque le pays s'est retrouvé, en 1815, plus petit qu'il ne l'était avant son arrivée au pouvoir. La France a même été occupée. En revanche, il est certain qu'il a laissé une trace lumineuse dans l'Histoire. En son temps, tout le monde considérait que c'était un être exceptionnel. Ses premières victoires étaient tout à fait remarquables. Elles ont laissé l'Europe entière stupéfaite. C'était un génie.

Et puis, il y a eu la geste napoléonienne. Au XIXe siècle, tout le monde ou presque lui tressait des couronnes. Victor Hugo a fait de ses défaites des victoires. Ce qu'on a retenu de Waterloo, c'est que la garde meurt et ne se rend pas. Tout cela a contribué à bâtir une légende qui était totalement fausse puisque quand il est revenu de l'île d'Elbe, il n'avait aucune chance de réussir avec les quelques dizaines de milliers d'hommes qu'il avait péniblement levés... C'est la « grandeur » française. C'est Louis XIV.

Au XIXe siècle, Napoléon permettait de dire que la France était encore une grande nation guerrière, alors qu'elle ne l'était plus depuis 1815. Finalement, il n'a pas été capable de laisser un régime politique derrière lui.

Son leg positif, c'est d'avoir bâti un état moderne et puissant, d'avoir fait les grands codes, et notamment le Code civil, et d'avoir établi le concordat pour rétablir la paix religieuse. Il y a incontestablement des côtés tout à fait positifs à ce règne. Après, il y a les éléments négatifs qui sont tout aussi importants.

Gérard Grunberg est politologue, directeur de recherche émérite au CNRS, professeur à Sciences-Po et chercheur au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences-Po.