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1946 : Quand la Sicile rêvait d’indépendance

le par - modifié le 10/02/2022
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A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, socialistes et grands propriétaires terriens siciliens fondent un mouvement séparatiste en vue de se détacher définitivement de Rome. Mais manquant d’unité le mouvement s’essoufflera, laissant la voie libre à la Cosa Nostra.

1860, le Royaume des Deux-Siciles disparait sous les coups de Garibaldi et des partisans de l’unité italienne. L’année suivante, l’île de Sicile devient une province du royaume d’Italie. Mais beaucoup de Siciliens sont déçus. Depuis l’Antiquité, l’île est une mosaïque des peuples et des cultures qui ont occupé son sol, des Grecs aux Romains en passant par Carthage, des Byzantins aux Arabes, des Lombards aux Angevins. Un roi venu d’Allemagne en fit une nation européenne, avant qu’elle ne devienne un fief espagnol puis une dépendance dédoublée de Naples.

La Sicile millénaire serait-elle soluble dans l’Italie ? Les révoltes contre le pouvoir ont scandé les siècles siciliens ; les Angevins et les Bourbons s’en souviennent encore. Désormais italiennes, les élites siciliennes se méfient de Turin, puis de Rome. Et de ses réformes sociales. Sous un vernis romantique, le « sicilianisme » regroupe essentiellement des propriétaires terriens qui rêvent d’une émancipation avant tout fiscale et commerciale.

Moins d’une décennie après le rattachement à la couronne d’Italie, le cri de « Vive l’autonomie sicilienne ! » est proclamé par un « Comité central pour la Sicile ». En 1868,  La Gazette de France se fait l’écho de déclarations belliqueuses des siciliens :

« Aux armes pour ce drapeau, à lui notre poitrine, notre bras, et pour lui encore, avec les crânes de nos ennemis, nous édifierons la base sur laquelle il devra flotter du Cap Faro à Passaro. »

Maté par les soldats, le mouvement devient souterrain, diffus et se fond dans les campagnes dans un « brigandage » atavique mais fermement combattu par Rome. Le parti autonomiste n’en demeure pas moins puissant dans l’île, et ses dirigeants salués bruyamment. En 1893, La Justice le déplore, « Il y a un parti en Sicile qui prêche hautement la séparation ».

Cependant, l’autonomisme sicilien demeure marginal durant le premier tiers du XXe siècle, la mafia ayant sa propre cause, « Cosa Nostra ». Contre la prétendue « honorable société », Mussolini impose à la Sicile un préfet à poigne : Cesare Mori, le « Prefetto di ferro ». Pris en tenaille entre l’État central et la mafia, le séparatisme sicilien est étranglé.

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Mais la Seconde Guerre mondiale rebat les cartes siciliennes. Car le conflit offre un rôle de premier plan à la grande île méditerranéenne. Première étape vers Rome depuis Carthage, l’île est encore, vingt-deux siècles plus tard, un marchepied vers le cœur de l’Europe.

Après la liquidation des forces de l’Axe en Afrique du Nord et la capitulation de l’Afrikakorps en Tunisie, le front sud-est est ouvert en juillet 1943 par un débarquement allié en Sicile. L’opération Husky prend pied en Italie par la Sicile.

Immédiatement, un comité séparatiste décrète la sécession de l’île. Les indépendantistes bénéficient du soutien allié ; Rome est encore loin, et occupée.

Vue de France, cette annonce semble venir confirmer un des « bobards » les plus fameux de la presse collaborationniste. Celle-ci n’avait eu de cesse d’annoncer que les Anglais souhaitaient faire main basse sur l’île. Pour parvenir à leurs fins, la Perfide Albion accorderait à île, selon Le Matin, « une apparence d’autonomie, afin de l’incorporer à l’empire britannique ».

La réalité est toute autre. Andrea Finocchiaro Aprile, figure politique sicilienne complexe mise au ban par le fascisme, s’est rapproché des autonomistes pour créer un « comité d’action », c’est-à-dire une opportune représentation politique locale,  à défaut d’interlocuteur national. Les autonomistes, écartelés entre socialistes révolutionnaires et grands propriétaires terriens, s’unissent dans le Muvimentu pâ Nnipinnenza dâ Sicilia (MIS, Mouvement pour l'indépendance de la Sicile).

De fait, les Siciliens font rapidement connaitre aux Alliés leur désir d’autonomie, dans une Italie dont la capitale, Rome, n’est pas encore libérée. En mai 1944, L’Écho d’Alger rapporte que des « comités séparatistes sont constitués » dans toutes les provinces de l'île, non sans protestations des formations politiques italiennes.

En janvier 1945, le journal Combat s’inquiète :

« Rome, 12 janvier. — La situation en Sicile a pris une tournure inquiétante. L'appel sous les drapeaux des classes 1921-1922 qui se heurte à l'hostilité générale des Siciliens, a fourni un prétexte aux Séparatistes pour se livrer à une intense propagande en vue de soulever l’opinion publique contre le pouvoir central.

Le chef des Séparatistes. Angelo Finocchiaro Aprile, a déclaré que son parti comptait plus de 500.000 hommes et femmes, revendiquant l'indépendance de la Sicile et le rattachement de la Tripolitaine et de la Tunisie à la République italienne. La situation menace d'avoir des développements dépassant les cadres de la politique italienne et susceptibles d’entraîner les Alliés à prendre des mesures militaires rigoureuses pour rétablir le calme dans ce secteur important de la Méditerranée. […]

Entre temps, le gouvernement Bonomi a confié le soin de dominer la situation au général Giuseppe Castellano qui a participé au coup d’État  du 25 juillet 1943 et négocié la reddition avec le général Eisenhower. Il s'y emploie avec des moyens limités et se heurte, il faut le connaître, à l’hostilité latente de la population. »

France-soir attire également l’attention de ses lecteurs sur la « maladie contagieuse des autonomies territoriales » qui étreint l’Italie libérée :

« Après le Tyrol du Sud et le val d'Aoste, puis la Sicile et la Sardaigne, la province de Valteline (limitrophe du canton suisse des Grisons) demande à son tour d'être détachée du territoire métropolitain. »

L’Humanité explique que les indépendantistes, exploitant les sérieuses difficultés économiques, ont lancé « les paysans mécontents dans de violentes manifestations séparatistes ». Les attaques à main armée se succèdent, profitant des armes qui pullulent dans l’île depuis le conflit mondial. En septembre 1945, Paris Soir rapporte l’attaque d’un train de voyageurs… à la mitrailleuse, non sans conclure :

« Cet épisode sanglant illustre la situation chaque jour plus confuse de la Sicile où la tension politique s’accompagne de violences répétées contre lesquelles le gouvernement de Rome est demeuré jusqu’ici à peu près impuissant et où la misère a réveillé les goûts ancestraux de rapine des éléments troubles de la population. »

La situation sociale se tend, les grèves succèdent aux affrontements. Pour le moment, l’administration militaire alliée, l’AMGOT, empêche toute implosion ou révolution, mais après ?

En Sicile, le séparatisme a pris les armes. Le 30 décembre 1945, près de San mauro, un engagement a opposé l’armée et les carabiniers aux partisans siciliens, rapportent Les Dernières dépêches. On compte plusieurs morts, mais un chef séparatiste a été capturé. Les autorités italiennes appliquent à la répression des « hors la loi » avec l’« énergie » et les méthodes que connaissent toutes les polices du monde » tandis que les chefs séparatistes dénoncent un « régime de terreur », rapporte Combat.

Car les autonomistes du MIS possèdent une armée « secrète », l’Esèrcitu vuluntariu pâ nnipinnenza dâ Sicilia (EVIS, Armée volontaire de l’indépendance sicilienne).

Pour le quotidien Ce Soir, c’est « l’armée des mécontents » :

« C’est peu avant le débarquement allié sur la côte sud de la Sicile que l’EVIS se constitua officiellement. Elle se proposait d’aider les libérateurs, dont elle espérait avoir l’appui pour obtenir de Rome une autonomie complète de la Sicile.

Mais les Anglo-Américains n’apportèrent aux nationalistes siciliens qu'une aide discrète. Les Alliés et le Comité de Libération nationale (où dominaient les partis de gauche et la tendance unitaire) s’installaient à Palerme. L’EVIS et ses chefs voyaient reculer, sans grand espoir, la date où leurs ambitions seraient réalisées.

C’est alors qu’ils résolurent de ‘travailler’ pour leur compte. De nombreux propriétaires terriens appartenaient au MIS (Mouvement de l’Indépendance sicilienne). Ils cédèrent leurs villas aux chefs de l’EVIS parmi lesquels figuraient des universitaires fort connus, des avocats et des commerçants. L’un de ces chefs, Concetto Gallo, capitaine de l’armée secrète et qui se trouve actuellement en prison, vient d'être élu député. »

L’EVIS a été créée par Antonio Canepa, un universitaire et socialiste révolutionnaire issu des rangs des partisans antifascistes. Celui-ci accuse et menace Rome :

« Siciliens, depuis 86 ans nous sommes bafoués, humiliés. Nos aïeux, qui ont fait la Révolution de 48, nous demandent d’être toujours prêts. Levez vos armes. La Sicile vous appelle à la lutte ! »

Les affrontements entre l’armée régulière italienne et l’EVIS semblent devoir dégénérer en une véritable guerre, comme le rapporte le journal Combat :

L’engrenage est enclenché : c’est l’aviation qui désormais tente de mettre à raison les rebelles. Mais les séparatistes ripostent en menaçant de « faire sauter l’Etna », signale l’envoyé spécial de Paris-Presse :

« Une personnalité sicilienne, bien renseignée sur les projets des rebelles, m'a affirmé que le 15 mars, les séparatistes adresseront un ultimatum au gouvernement italien lui enjoignant d'évacuer l’île. ‘Sans quoi, me dit-il, nos forces tenteront de débarquer sur le continent.’

J'apprends finalement que les rebelles, qui ne sont pas encore entrés en action du côté oriental de l’île, exécutent actuellement d’importants préparatifs, ils auraient fortifié la zone de l'Etna, en creusant de nombreux tunnels dans la montagne.

On dit qu’au moyen d’un système de mèche électrique actionné du quartier général séparatiste, on pourrait faire sauter le volcan. Les séparatistes se servirent à ce propos du plan préparé en 1943 par les Allemands avant leur fuite de l’île. »

L’envoyé spécial ajoute cette phrase, improbable tout autant que saisissante :

« L’éclatement du volcan signifierait la destruction totale de l’île et peut-être sa disparition dans la mer. »

Après la mort de Canepa, puis une défaite lors d’une bataille rangée contre l’armée italienne, la guérilla s’éparpille en bandes armées aux motivations plurielles. Le plus fameux de ses chefs guérilleros mafiosi devient un personnage populaire dans la presse étrangère : Giuliano, le « bandit bien-aimé ».

Sauf que les autonomistes modérés ne reconnaissent plus cette armée. Privée de son chef historique, l’EVIS est désormais aux mains des mafiosi. L’autonomisme a fait le choix de la solution politique.

Certes, on a pu dire que les indépendantistes voudraient faire de la Sicile le 49e État américain. Cette proposition, associée à nombre de pays différents, est un véritable marronnier de la presse d’après-guerre, avant que l'Alaska ne remporte définitivement le titre en janvier 1959.

Selon La Gazette provençale, le MIS veut la création d’une « confédération italienne », où la Sicile autonome demeurerait unie à l’Italie.

On est alors en pleine campagne électorale en Italie et Gavroche titre : « La Sicile dans la misère réclame son autonomie ».

De fait, auprès de l’envoyé spécial de Ce Soir, Louis Parrot, les Siciliens se plaignent : « On nous traite comme une colonie ».

« On a voulu faire de la Sicile un peuple d’agriculteurs très arriérés pour établir un contrepoint avec le prolétariat du Nord.

Nos populations sont peu évoluées et, comme cela se produit toujours en pareil cas, elles constituent le meilleur soutien du régime réactionnaire qui les opprime. »

Le Mouvement pour l’indépendance sicilienne remporte un grand nombre de suffrages et envoie à Rome des députés. À raison, la gauche française se montre toujours plus hostile aux autonomistes siciliens.

Depuis juillet 1945, la position des communistes français contre les autonomistes siciliens est claire et nette : « en Sicile et partout, détruire la 5e colonne ! ». En effet, pour L’Humanité, Les « graves troubles » que connaît la grande île seraient le fait des « gros propriétaires fonciers alliés aux éléments fascistes » qui n’ont pas été épurés.

Pourtant, chacun exprime sa compréhension des motifs sociaux brandis par les autonomistes : infrastructures et écoles insuffisantes, de même que toute puissance des grands propriétaires latifundiaires qui utilisent la mafia pour étouffer les revendications sociales.

Toute puissante, la Mafia corrode, corrompt et dissout toutes les initiatives politiques progressistes dans la grande île. Les journaux français désespèrent de voir la Sicile abandonner ses maux millénaires, non sans clichés :

« Une heure et demie d’avion, ou vingt-huit heures de sleeping, suffisent à vous transporter de Rome, où l’on a l’impression que se joue le sort de l'Europe, à quatre siècles en arrière, en pleine Renaissance italienne : la Sicile respire toujours la même atmosphère d’intrigues et de drames.

Les palmiers de Palerme éventent les palais crevés par les bombes, où les rois normands, à l’ombre des colonnades gothiques et mauresques, adoptèrent les harems des Sarrasins. »

Comme le constatent amèrement Les Lettres Françaises, le journal littéraire communiste, qui s’épanche sur la « démagogie électorale du MIS » en 1946 : « soixante-dix pour cent des Siciliens votèrent pour la monarchie ».

Pourtant, Rome a dû lâcher du lest. Après des pourparlers avec le MIS, le roi Umberto II fait adopter le statut spécial de la Sicile par décret royal par le 15 mai 1946. Alors que la République italienne n’a pas encore été instaurée, la Sicile est devenue la première des régions italiennes à statut spécial.

L’« autonomie spéciale » reconnue à la Sicile acte, notamment, les responsabilités de l’État dans le sous-développement de l’île et procède à des versements compensatoires. Au printemps 1947, l'assemblée régionale sicilienne tient sa première session.

Mais cette victoire politique sonne pourtant le glas de l’autonomisme sicilien.  L’Aube s’en explique à ses lecteurs. Rome a réussi son pari : la décentralisation a vidé le parti séparatiste de ses principales revendications.

De fait, le MIS ne se remettra pas de ces accords. Les élections de 1951 sont marquées par le triomphe des gauches unies, égalisant pratiquement avec les chrétiens démocrates. Après avoir perdu tous ses députés, le parti autonomiste se dissout. Et la mafia sicilienne prospère, bien soutenue par ses petites cousines américaines.

Sourde aux solutions politiques, la violence héritée des conditions de la Libération s’épanouit à l’ombre de « l’autonomie spéciale » octroyée à la Sicile. Cosa Nostra est la grande gagnante, comme le constatera  Paris Soir en reportage dans l’île en 1948 :

« En Sicile, on tue. On tue dans Palerme, ville souriante où les gens n’ont pas le sourire. On tue dans les environs, parmi les orangers en fleurs, les citronniers croulant sous le poids des fruits mûrs, parmi les potagers ensoleillés.

Et dans l’intérieur de l’île, la terre desséchée ne sait que faire du sang qui l’arrose copieusement. »

Édouard Sill est docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.