RetroNews : La question de la dette publique apparaît, ces jours-ci, comme un vaste sujet d’inquiétude. Pourtant, l’endettement de l’État, en France comme ailleurs, est tout sauf récent. L’emprunt n’est-il pas tout simplement un moyen de gouvernement indispensable ?
Patrice Baubeau : Le principe de la dette publique est très ancien. En France, dès le Moyen Âge, le roi emprunte, mais ce n’est pas encore tout à fait une dette d’État : il le fait parfois en son nom propre, parfois au nom du royaume, ce qui laisse un flou sur la responsabilité du paiement… Ce sont véritablement les cités-États italiennes qui inventent, aux XIIIe-XIVe siècles, les titres de dette publique, regroupés au sein de fonds, les monti (les « monts »). Ces dettes ont pour caractéristiques, pour la première fois, d’être inscrites dans un livre, d’être associées à un État et par ailleurs d’être transférables : revendues, elles passent de main en main et fait à chaque fois du nouveau détenteur le créancier de l’État…
Ce système se développe ensuite largement en Europe à partir de la Renaissance. En France, aux XVIe-XVIIe siècles, ce sont surtout les financiers lyonnais – « le Grand Parti de Lyon », alors capitale financière du pays – qui prête à la Couronne. L’État ne pouvant emprunter directement, la municipalité parisienne sert d’émetteur de « rentes sur l’Hôtel de Ville ». Outre-Manche, la Banque d’Angleterre, créée en 1694, n’est autre qu’un club de gentlemen regroupés pour apporter collectivement de l’argent au roi sans qu’il ait à se soumettre au contrôle du Parlement.
Ces emprunts sont-ils conçus sous l’Ancien Régime comme ponctuels et remboursables ?
Dès le XVIIIe siècle en France, la plupart sont des « rentes perpétuelles », ce qui veut dire sans échéance. C’est là la solution trouvée à l’interdiction faite par la religion catholique de prêter à intérêt. La rente perpétuelle est conçue comme un loyer, versé en échange de la mise à disposition de capitaux auprès d’un débiteur et donc sans objectif de remboursement. Le versement ne porte d’ailleurs pas le nom d’intérêt, mais de « denier ». On parle de rentes « au denier 12 », « au denier 15 », ce qui correspond à la rente versée pour une mise initiale de 100 deniers.
Le système repose déjà à cette époque sur la confiance dans la capacité de l’État à payer les rentes et sur l’existence de marchés financiers – ceux-là même que l’on critique beaucoup aujourd’hui : des marchands en gros servent d’intermédiaires entre l’État et les particuliers.
à lire aussi
Interview
L’histoire économique selon Thomas Piketty : « Les choses ne sont pas écrites à l’avance »

Or cette confiance peut s’étioler et conduire à la crise financière, voire à la faillite – risque que certains ne manquent pas d’agiter aujourd’hui…
La France a connu en 1720 sa première crise financière moderne, provoquée par un large mouvement de panique : la fameuse banqueroute de Law. Il faut avoir à l’esprit que Louis XIV, à sa mort cinq ans plus tôt, avait laissé la monarchie dans un état de surendettement colossal : le montant des paiements correspondait ni plus ni moins qu’à deux années budgétaires ! L’État avait perdu sa crédibilité, les taux avaient augmenté, les titres de dette se négociaient à la moitié de leur valeur.
Le régent, Philippe d’Orléans, cherche alors tous les moyens possibles pour financer la dette et la rendre supportable sans avoir à recourir à une augmentation drastique des impôts. La solution est apportée par John Law, qui propose de créer une « Banque générale » – qui deviendra ensuite « Banque royale », installée rue Quincampoix – fondée sur des actions payables en titres de dette de l’État. La conversion se fait alors à une valeur moins défavorable que le cours en vigueur pour la revente des titres : c’est donc un avantage pour les créanciers qui perdent moins ; le système réussit à réduire la quantité de dettes en circulation ; et enfin, la banque générale devient débitrice à la place de l’État.
Le système a largement séduit, d’autant que Law, qui avait adossé la banque à la Compagnie du Mississipi, a fait miroiter des projets mirifiques en Louisiane. Mais les promesses sont irréalistes, le soufflé finit par retomber, un mouvement de panique s’empare de la rue Quincampoix, et les titres s’effondrent, provoquant la banqueroute. Reste à organiser un lit de justice, pour vérifier la moralité des titres de dette qui demeurent et d’en refuser un certain nombre, comme cela se pratiquait régulièrement, pour parachever la banqueroute et la réduction de la dette.
Une seconde banqueroute est restée dans l’histoire, c’est celle dite des « deux tiers », en 1797… Que s’est-il passé ?
C’est là la deuxième et dernière banqueroute officielle de l’État français. Après l’effondrement de 1720, le système était reparti de plus belle, même si la Bourse de Paris était au cœur d’un fonctionnement bien plus contrôlé que ne l’avait été le système de Law. Les dettes recommencent à s’accumuler, notamment à cause des guerres, et parmi elles, la guerre d’indépendance de l’Amérique.
La Couronne multiplie les emprunts sans être toujours très avisée. Une partie se fait sous forme de rentes viagères. Or c’est une aubaine pour les créanciers : ils assoient ces dettes sur la tête de jeunes filles sciemment choisies pour leur santé robuste – elles avaient survécu à la variole, de bonne famille, alphabétisées… Ces « jeunes filles de Genève » dépasseront de loin l’espérance de vie moyenne et coûteront bien cher à l’État !
Ces problèmes financiers de la fin de l’Ancien Régime, c’est bien connu, sont à l’origine de la convocation des États généraux de 1789, qui déboucheront sur la Révolution française. Les révolutionnaires héritent alors de la dette publique de la royauté et la déclarent inviolable et sacrée malgré le changement de régime… Hors de question pour les révolutionnaires d’augmenter drastiquement les impôts pour éponger la dette. La solution retenue est donc la nationalisation des biens du clergé et leur vente appuyée sur les « assignats » – des titres de dettes dont la valeur est « assignée » sur les biens nationaux.
Dans un premier temps, on émet des grosses coupures avec un intérêt ; puis ce sont de petites coupures sans intérêt. Autrement dit, cela revient à imprimer du papier monnaie, en quantité de plus en plus importante, ce qui aboutit à la première hyperinflation moderne. En 1797, les assignats et les mandats territoriaux valent moins de 1% de leur valeur nominale ! In fine, la dette publique est inscrite par Cambon dans un grand livre : 1/3 seulement est consolidé, c’est-à-dire payable. Les autres 2/3 sont effacés…
à lire aussi
Écho de presse
Évasion fiscale : l'échec de la Société des Nations dans l'entre-deux guerres

Depuis 1797, l’endettement n’a pas disparu, avec des variations suivant les périodes, mais l’État français n’a plus été jusqu’à la faillite. Comment l’expliquer ? Est-ce dû à des changements structurels ?
Il y a en effet eu, aux XIXe et XXe siècles, deux changements fondamentaux. Le premier concerne l’origine de la dette, imputable sous l’Ancien Régime, aux dépenses militaires (dans une proportion de 80 à 90 % !). À compter du XIXe siècle, cette part n’aura de cesse de diminuer, alors que les dépenses civiles augmentent, qu’elles concernent le développement des infrastructures, l’administration, l’éducation, la santé…
Une deuxième évolution change considérablement la donne : c’est la capacité décuplée de l’État à générer des surplus et à prélever des impôts. Sous l’Ancien Régime, la collecte des impôts, en partie confiée à des entrepreneurs privés – notamment les fermiers généraux – ne ponctionnait que 5 % des richesses du pays. Aujourd’hui, en Occident, les prélèvements sont sans commune mesure : ils représentent parfois jusqu’à 40 ou 50 % du PIB. Les déficits budgétaires ne doivent pas être considérés en tant que tels, mais rapportés à la capacité de prélèvement. Un déficit équivalent à ce qu’il pouvait être il y a 200 ans nécessite aujourd’hui un effort budgétaire bien moindre !
La France a-t-elle connu, au cours de ces deux derniers siècles, des pics d’endettements semblables à celui dénoncé aujourd’hui ?
À la veille de la Première Guerre mondiale, la France est de nouveau très endettée. C’est le résultat d’une augmentation presque constante de la dette tout au long du XIXe siècle. Son poids croissant s’explique à la fois par les dépenses – le financement des chemins de fer, les grands travaux publics, notamment ceux d’Haussmann, ou les guerres coûteuses du Second Empire jusqu’à celle de 1870-71 – mais aussi par la très faible croissance démographique et une croissance économique modérée. Soit dit en passant, cet endettement entretient alors à Paris un marché financier extrêmement spéculatif – un avantage pour l’État qui peut ainsi placer sa dette à très bon compte ! La spéculation, pointée du doigt ces temps-ci, a donc eu des précédents, encouragés par l’État…
Si l’impôt progressif sur le revenu est voté début 1914, c’est en partie pour tenter de réduire le déficit public. Mais en réalité, c’est l’inflation consécutive à la guerre qui amoindrit la dette : elle la ramène à un niveau supportable après la réforme monétaire de 1928.
Une situation qui se reproduira avec la Seconde Guerre mondiale…
À la sortie du conflit, la dette représente 250 % du PIB, mais l’inflation la réduit rapidement comme peau de chagrin. Par ailleurs, grâce à de nouvelles estimations, on sait désormais que l’inflation était déjà forte sous le régime de Vichy. Le gouvernement en avait profité pour convertir les dettes à court terme en dettes à long terme, en sachant pertinemment que cela revenait à les diminuer drastiquement.
Revenons à aujourd’hui. Comment en est-on arrivé aujourd’hui à 3 300 milliards de dette ?
Il est facile de pointer du doigt les derniers gouvernements ou la seule crise du Covid. Mais il faut savoir qu’en réalité, la dette actuelle est le résultat de plus de quatre décennies d’augmentation presque continue des dépenses publiques et de l’endettement, et ce, quel que soit le gouvernement ou la tendance politique. Le gouvernement Raymond Barre, en 1980, aura été le dernier à stabiliser les dépenses publiques avant que les « dérapages » ne se succèdent.
Le montant est-il par ailleurs aussi vertigineux qu’il y paraît ?
On a tendance à se focaliser sur la valeur absolue de la dette. Or rapportée au PIB, elle n’est pas si colossale puisqu’elle n’en représente que 114 % : on est loin des 250 % de la Seconde Guerre ! Par ailleurs, il faut bien avoir à l’esprit que face à la dette publique, l’enjeu n’est pas de la rembourser, mais de la financer : on la fait « rouler », on paie les intérêts et on réemprunte pour payer le capital. C’est en fait un instrument de redistribution dans le temps : en dehors de problèmes urgents – comme l’a été la crise du Covid – qui impose d’emprunter pour les résoudre, l’endettement sert à financer des investissements qui, à terme, rapporteront plus que le coût de la dette. À ce titre, il n’y a pas eu de meilleur investissement au XIXe siècle que l’école gratuite et obligatoire mise en place par Jules Ferry sous la IIIe République !
Ce qui est problématique aujourd’hui, ce n’est pas le montant de la dette lui-même, c’est sa structure : on emprunte essentiellement pour payer des prestations sociales, et non pour investir... Or les conséquences sont bien connues, et l’Argentine en a fait l’amère expérience : tout au long du XXe siècle, elle a utilisé sa dette comme simple amortisseur social. Ce choix a participé à la stagnation économique d’un pays qui était pourtant plus riche que la France en 1914…
L’obsession de la dette à laquelle on assiste aujourd’hui est-elle une singularité française ?
D’autres pays connaissent ou ont connu des débats similaires. Je pense par exemple aux États-Unis au lendemain de la Guerre d’indépendance : le conflit avait entraîné un endettement beaucoup plus important des États du Nord que du Sud, générant une situation inégalitaire et un déséquilibre au sein du système fédéral américain qu’il a fallu régler. Parmi les exemples contemporains, j’évoquerais le cas du Japon où la dette est un grand sujet de préoccupation : dans un pays en forte baisse démographique – un million d’habitants en moins chaque année – et avec une dette représentant 220 % du PIB, la question se pose légitimement de savoir qui paiera dans 20 ans.
Mais avant de chercher à réduire drastiquement les dépenses pour baisser le montant de la dette, gardons bien à l’esprit le cas de l’Allemagne : notre voisin s’était félicité il y a quelques années de voter une loi interdisant le déficit public. Il en paie aujourd’hui le prix, avec une croissance ralentie, qui aggrave in fine l’endettement. Il n’est pas très étonnant qu’il cherche aujourd’hui à revenir sur cette loi contre-productive…
Ecrit par
Alice Tillier-Chevallier est journaliste indépendante. Spécialisée en histoire, patrimoine et éducation, elle collabore notamment à Archéologia et à la revue Le Français dans le monde.