Long Format

Les Torgsin d’URSS, ces magasins d’Etat « pour étrangers »

le par - modifié le 10/03/2022
le par - modifié le 10/03/2022

Entre 1931 et 1936, l’URSS met en place le système dit des Torgsin, afin que les étrangers de passage ou résidant sur le territoire puissent s’approvisionner – au moment même où la population souffre de graves pénuries. Plus tard, ils s'adresseront en priorité aux Soviétiques démunis.

A la fin des années vingt, l’Union soviétique sort de la NEP, cette période de relative libéralisation de l’économie débutée avec la fin de la guerre civile et qui se ferme avec la mise en place du premier plan quinquennal (1928-1932) et la collectivisation des terres qui l’accompagne.

La jeune Russie des Soviets a alors besoin de financer « l’industrialisation à marche forcée » vantée par la propagande. Au-delà des enjeux idéologiques, il s’agit bien d’objectifs purement économiques pour remplir les caisses de l’Etat et se procurer des devises nécessaires à l’achat des machines importées que l’URSS ne produit pas encore. Pour cela, au tout début des années trente, le pouvoir met en place une nouvelle structure liée tout d’abord au Sovnarkom (Conseil des commissaires du peuple de l’URSS), puis au Commissariat du peuple au commerce extérieur (Narkomvechtorg) : le Torgsin.

Littéralement, l'acronyme signifie « commerce avec les étrangers ». Dans les grands centres urbains (Moscou, Léningrad au départ), cette société pansoviétique (ou Trust) ouvre en effet des magasins destinés aux étrangers qui résident ou visitent l’URSS. Ceux-ci peuvent ainsi trouver plus facilement des denrées de toutes sortes, des biens de consommation ou ramener des souvenirs de la patrie des Soviets. Pour cela, il convient de payer en devises étrangères.

Mais très vite, les autorités se rendent compte que cette manne financière ne suffit pas, même avec les ventes d’œuvres d’art, en particulier celle d’icônes – qui va d’ailleurs créer le marché de l’art de cet objet rituel transformé en un artefact artistique prisé par les collectionneurs, américains en particulier.

« II faut mettre 100 à 300 roubles pour avoir une belle icône ancienne et 50 roubles au moins pour emporter l'un de ces vieux livres classiques français de la bibliothèque des tsars de Tzarkoié-Sélo. »

Aussi, dès 1931, les magasins du Torgsin sont ouverts aux Soviétiques qui peuvent payer en or ou en devises étrangères (dont la possession est normalement interdite aux citoyens de l’URSS). Ils vont dès lors rapidement se multiplier partout dans l’Union. C’est ce que note la Suissesse Ella Maillart lors de son premier voyage en URSS en 1933. Au printemps 1932, on compte 24 bureaux locaux du Torgsin dans toute l’URSS. Ils seront 35 en 1935. En effet, déjà sensibles à la fin des années vingt, les pénuries s’accentuent jusqu’à provoquer une crise de l’approvisionnement qui débouche en 1932-1933 sur une atroce famine, en particulier en Ukraine et dans le Nord du Caucase.

A l’apogée du système, au tout début de l’année 1934, il existe près de 1 500 magasins du Torgsin dans toute l’Union. Ils s’ajoutent aux magasins d’État, aux marchés paysans, et à ceux des coopératives de production réservées aux salariés des entreprises artisanales et industrielles d’État. A chaque système, sa monnaie et ses prix, les plus avantageux étant ceux du Torgsin.

Le principe est simple. On apporte des matières précieuses, de l’or uniquement au départ, puis de l'argent ou des pierres précieuses et des biens de valeur par la suite. Ceux-ci sont estimés et, en échange, on obtient des bons ou coupons d’achats pour les magasins du Torgsin. Ceux-ci, contrairement aux magasins d’État, sont généralement bien achalandés. Pour ceux qui ont des devises étrangères, ils peuvent même directement acheter avec. La monnaie est alors rendue parfois en roubles (au grand dam des étrangers), parfois avec d’hétéroclites combinaisons monétaires : dollar, pfening, franc, etc.

L’or apporté est ensuite fondu pour financer les importations industrielles, parfois au mépris total de l’objet. C’est l’émouvant récit qu’en fait  dans Le Jour, le 27 avril 1934 Georges Simenon, parti dans la région de la Mer Noire un an plus tôt :

« J’ai vu, à ‘Torgsin’, une fillette de quinze ans tendre en tremblant sa dernière boucle d’oreille. Il y avait une petite pierre bleue dans un tout petit peu d'or.

L’employé, avec des pinces, retira d’abord la pierre qu’il jeta par terre. Puis il broya l’or et le pesa, tendit un bon.

Et ce bon, la petite le regardait, les larmes aux yeux. II lui donnait juste droit à une livre de pommes, et, désormais, elle n’avait plus rien, pas même ce misérable bijou. »

Les magasins du Torgsin permettent aussi à l'État de revendre des biens précieux dont se sont dessaisis les Soviétiques. Ce commerce alimente ainsi les magasins d’antiquités du trust, qui sont, selon Georges Oudard, les seuls endroits de Moscou ou de Léningrad où l’on peut véritablement se livrer aux plaisirs du shopping.

Qu’est-ce que les étrangers peuvent acheter dans les Torgsin ? Des cigarettes, des timbres-poste et des enveloppes, des meubles, souvent introuvables ailleurs. Des fourrures, assez chères, et qui ne sont de surcroît pas toujours de bonne qualité si l’on en croit les voyageurs. Du caviar aussi. Quelques objets artisanaux liés au folklore russe ou les créations de fabricants d’icônes reconvertis après la Révolution d’Octobre dans la production de boîtes laquées. Des objets religieux, notamment des croix de popes. Et, surtout, beaucoup d’antiquités, notamment au magasin de l’Astoria à Leningrad. On trouve ainsi des porcelaines de Sèvres, des tapisseries des Gobelins ou d’Alençon, des cristaux, des tapis de prière ou des œuvres d’art venant de peintres européens de différentes époques : « manuscrits à miniatures de Saint-Germain-des-Prés, Hubert Robert, Laneret, Pajou, etc. » pour Georges Oudard comme « un Canaletto à 12 500 francs » pour Huguette Garnier.

Mais la plupart des magasins du Torgsin sont en fait destinés aux Soviétiques. Dans ce cas, ce sont pour beaucoup des échoppes miteuses ou des entrepôts qui vendent seulement un ou quelques produits de première nécessité : nourriture et vêtements. Ils n’ont donc rien à voir à ce qu’en disent certains voyageurs qui n’y sont jamais entrés. Joseph Dubois, un fonctionnaire devenu journaliste après la guerre, publie d’abord son récit soviétophile en novembre 1931 dans La Volonté, puis aux Éditions de Valois en 1932 (Une Nouvelle humanité) et y vante donc « le Torgsin, véritable Louvre, réservé aux achats des étrangers à la fois pour les marchandises d’importation et les marchandises indigènes ».

Au printemps 1932, c’est toujours le cas de l’auteur de roman érotique et journaliste Louis-Charles Royer qui est, lui, anticommuniste. Dans sa série d’articles publiée la même année aux Éditions de France, il raconte que, voulant acheter une jaquette pour sa maîtresse russe, elle l’arrête “devant le ‘Torgsin’, magasin d’État réservé aux étrangers, qui est à la fois les Galeries Lafayette, le Printemps, le Louvre et le Bon Marché de Moscou. »

Cependant, d'autres articles, tous anticommunistes, dénoncent bien le système du Torgsin : « une telle méthode, qui consiste à sucer l’or de la population, est révoltante quand la misère des habitants est si grande » clament L’Echo de Paris et Le Temps dans un article identique publié le 12 avril 1932.

En octobre 1932, en révélant l'intégration des Insnab (littéralement « provision pour étrangers »), les magasins spéciaux destinés aux spécialistes étrangers, au système du Torgsin, Le Radical de Vaucluse écrit :

« Le magasin Insnab passe désormais entre les mains de la ‘Torgsin’, organisation commerciale qui vend en dollars, à des prix nettement supérieurs aux prix or, des produits déficitaires comme le beurre, le sucre, la viande, depuis longtemps disparus des misérables coopératives destinées à la population.

Ce ‘Torgsin’ était d'abord surtout destiné aux personnes de passage en U.R.S.S. puis fut ouvert aux Russes qui pouvaient, en vendant leurs derniers bijoux d'or, obtenir quelques produits ou qui recevaient des envois d’argent de leurs parents résidant à l’étranger. »

En effet, une partie des devises étrangères qui affluent dans les magasins du Torgsin sont apportées par des Soviétiques qui ont gardé des contacts à l’étranger. Ce phénomène de transfert de fonds nourrit de petites annonces publicitaires émanant d’une banque française, puis de la Banque commerciale de l’Europe du Nord.

Ces envois ne sont d’ailleurs pas sans danger pour ceux qui les reçoivent, puisqu’il est normalement interdit de détenir des devises étrangères. A l’heure du bilan, au moment de la fermeture du Torgsin en 1935-36, les journaux de la presse anticommuniste rappellent ces faits. Sous le nom de Motus, Boris Souvarine publie ainsi en 1935 dans Gringoire un récit sous forme de lettres, qu’il fera éditer aux Éditions de France l’année suivante. Pour l’ancien dirigeant communiste, le Torgsin « a drainé presque tout l'or et l'argent qui se cachaient encore en Russie après quinze ans de révolution. »

Pour mieux dénoncer ce système, il ironise :

« Les confiscations d'objets d'or ou d'argent ont donné lieu, bien entendu, à toutes sortes d'anecdotes dans le genre de celle-ci : Un père et son jeune fils passent sur la place Rouge, où se trouve le mausolée de Lénine :

- Papa, qu'est-ce que c'est ?

- C'est le tombeau de Lénine, mon enfant.

- Et qu'était Lénine, papa ?

- Voyons, tu sais bien... Lénine... celui qui nous a délivré de nos chaînes.

- Quelles chaînes, papa ? Nous n'avions pas de chaînes.

- Mais si, rappelle-toi... Nos chaînes de montre. »

Et toujours en rapportant des histoires, il fait référence aux transferts de devises :

« Oui, car j'ai un cousin qui est chômeur en Amérique et, avec ce qu'il prélève sur son secours de chômage, nous pouvons acheter des produits au Torgsin et cela nous permet à tous de vivre… »

C’est cependant la presse d’extrême droite violemment anticommuniste qui évoque les histoires les plus tragiques. Le 23 novembre 1935, au moment de l’annonce de leur fermeture, prévue pour le premier février 1936, dans un article pour Je suis Partout, le journaliste et polémiste Pierre-Antoine Cousteau (le frère du futur célèbre explorateur) fait un bilan féroce du système :

« Le Torgsin se proposait, en effet, un double but : exploiter les émigrés et drainer les richesses encore cachées en U.R.S.S.

Le nombre des Russes résidant à l’étranger qui envoient régulièrement de l’argent à leurs parents du ‘Paradis Rouge’ est considérable. Sachant que leurs proches meurent littéralement de faim, ces émigrés, qui sont souvent dans une situation précaire, s'imposent d’héroïques sacrifices pour assurer au moins l'indispensable à leurs malheureux parents. […] On expédiait l'argent au Torgsin local, magasin plus ou moins bien monté et dont les prix, évalués en roubles or, étaient néanmoins abordables. Le destinataire recevait un carnet d'achat qu’il employait à sa guise.

Les Torgsin servaient également à récupérer les objets de valeur. Un citoyen soviétique avait-il sauvé des désastres de la guerre civile quelques bijoux de famille, quelques pièces d’or ? Avait-il en sa possession des dollars, des francs ou des livres ? Si la police venait à le savoir, c’était l’exécution sans phrases ou, avec beaucoup de chance, la confiscation et le bannissement à vie en Sibérie.

Au Torgsin, par contre, la consigne était de fermer les yeux et d’assurer – le couteau de Shylock sous la gorge – l’impunité au miséreux décidé à se séparer de ses inutiles et dangereuses richesses. Contre un collier de perles, on donnait – au tarif des roubles à 13 fr. 33 – une livre de beurre et quelques ronds de saucisson. Et on promettait que la Guépéou n’en saurait rien. »

En fait, la réalité est encore plus cruelle : certaines arrestations ont bien lieu à la sortie des magasins. Les dirigeants du Torgsin doivent même freiner le zèle des agents de la Guépéou, qui ralentissent leurs lucratives activités.

Autre conséquence tragique de ces juteuses transactions (en particulier aurifères), le développement de meurtres crapuleux :

« Cette assurance d’impunité a été la cause de drames déchirants (cet été, à Tiflis, une vieille dame a été assassinée sous un tunnel : ses meurtriers lui arrachèrent ses dents en or pour les porter au Torgsin), mais elle a aussi procuré au gouvernement, pendant les premières années où le système a été appliqué, de fabuleux bénéfices. »

En 1933, cela nourrit même un trafic de bons du Torgsin que relate L’Excelsior le 24 février. Les bons sont alors remplacés par des comptes nominaux (carnets), pour éviter l’apparition de faux monnayeurs !

Les achats au Torgsin liés à ces transferts internationaux ont pu aussi être à la source d’accusations lors de procès qui conduisent à la déportation ou à des exécutions. L’aviateur, écrivain et journaliste Jean-Gérard Fleury (1905-2002) le dénonce  dans son reportage pour Gringoire de juin 1936, « Un Homme libre chez les Soviets » :

« La scène se déroule partout [dans les villages] de la même manière.

Vous êtes accusé de rapports avec l'étranger, – précisait l'accusateur –, des parents habitant la Pologne (ou l'Allemagne) vous ont fait envoyer il y a trois ans, pendant la famine, des vivres du Torgsin.

C'est exact, et j'ai pu ainsi en distribuer à mes paroissiens affamés. D'ailleurs, ces parents n'ont fait que suivre le conseil des journaux soviétiques distribués à l'étranger et invitant ceux qui ont des parents ou des amis en U.R.S.S. à envoyer des valutas [devises étrangères] au Torgsin pour qu'il leur soit distribué ‘des vivres’. »

Toujours en 1936, L’Ami du peuple, le journal d’extrême droite initié par le parfumeur François Coty, fait du Torgsin un symbole de la lutte contre le commerce privé en URSS, en l’utilisant comme argument dans sa campagne contre le Front populaire lors des élections.

La fin de la crise économique et sociale en URSS liée au premier plan quinquennal, va conduire à la disparition du système, le premier février 1936. À l’heure du bilan, pour la presse communiste qui en parle en fait très peu, la liquidation des Torgsin signe par contre « la victoire des finances soviétiques ». L’Humanité se félicite :

« En cinq ans et demi 250 millions de dollars américains, d'or, d'argent, de devises ont été réunis par le Torgsin. Pendant 4 ans, de 1932 à 1935, la part des recettes en or et devises effectuées par Torgsin s'élevait à 15 % de la somme totale des recettes-devises de l'exportation de l'U.R.S.S.

En somme, les valeurs canalisées par Torgsin dépassent le coût de l'outillage d'importation de dix usines géantes de l'industrie socialiste, telles que Magnitostroï, l'usine d'automobiles Gorki, l'usine de tracteurs de Stalingrad, Dneprostroï, etc. »

À la fin de l’année 1935, l’annonce de la prochaine fermeture va encore drainer 17 millions de dollars, en provoquant un mouvement de panique. Les queues s’étirent sur des centaines de mètres pour effectuer les derniers achats en se débarrassant de ces devises qui ne vaudront bientôt plus rien.

Mais tous les établissements ne vont pas disparaître. Ceux qui ont été installés dans les hôtels touristiques ou qui accueillaient les étrangers sont pour la plupart préservés, même si on doit désormais payer en roubles après avoir échangé ses devises au taux de change fixé par l’État.

Avec la dévaluation du rouble qui passe à trois francs, contre 13 auparavant, l’affaire profite aux voyageurs de passage, mais moins à la centaine de résidents étrangers qui voient de facto les prix des denrées enchérir. Certains journalistes étrangers vont même partir de Moscou. D’autres pensent à s’exiler à Riga. Les Américains sollicitent des hausses de salaire de la part de leur rédaction. Quant aux ambassades, elles tentent d’organiser des transports de marchandises pour permettre d’approvisionner directement le personnel diplomatique.

Ce système fondé sur la pénurie, qui se perpétuera après la Seconde Guerre mondiale, va nourrir dans les années soixante l’apparition de nouveaux magasins réservés à ceux qui peuvent payer en devises : les Beriozka. Il va aussi créer des magasins d’ambassades et un circuit de distribution diplomatique. Dans le cas de l’ambassade de France à Moscou, le magasin existait toujours après l’effondrement de l’URSS, au milieu des années 1990 !

Pour en savoir plus :

Elena Osokina, Stalin's Quest for Gold: The Torgsin Hard-Currency Shops and Soviet Industrialization, Cornell University Press, Ithaca, Londres, 2021. Les autres travaux de l’historienne Elena Osokina sont presque tous en russe, en particulier son ouvrage sur la commercialisation des icônes.

Marija Podzorova, ​​Vers l’Internationale « communiste » des arts : Circulations des arts plastiques et des artistes entre l’URSS et l’Occident (Allemagne, États-Unis, France, Italie) dans l’entre-deux-guerres (1918-1936), thèse de doctorat d’Histoire sous la direction de Sophie Coeuré et Philippe Dagen, 2019

Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Science Po et chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle travaille notamment sur l'histoire du mouvement ouvrier et les circulations avec la Russie soviétique et l'engagement artistique au XXe siècle.