Écho de presse

Hansi contre l’Allemagne : un dessinateur alsacien se gausse de l’empire

le 14/02/2024 par Aurélie Desperieres
le 30/01/2024 par Aurélie Desperieres - modifié le 14/02/2024

Fin 1913, Saverne, petite cité alsacienne alors rattachée à l'Empire allemand, est au cœur de l'actualité : en question, des agressions racistes d’Allemands sur des Alsaciens. Dans la revue satirique Le Sourire, le célèbre illustrateur Hansi laisse éclater sa colère.

Tout commence le 28 octobre 1913 lorsque le jeune sous-lieutenant allemand Günther von Forstner, dont le régiment est stationné à Saverne, apporte son soutien à un soldat allemand condamné à deux mois de prison pour avoir poignardé un Alsacien. Selon plusieurs sources, il aurait déclaré :

« Ah ! Ce n'est pas moi qui t'aurais puni pour ce coup-là. Au contraire, pour chacun de ces sales "Wackes" (voyous) que tu abattras, je t'en donne dix marks ».

Le sergent Höflich, de son côté, offre trois marks de plus. Les recrues alsaciennes du régiment doivent ensuite sortir des rangs et dire :

« Je suis un Wacke, nous sommes des Wackes. »

Relatées dans les journaux locaux puis français et allemands, ces humiliations choquent profondément la population alsacienne. Les 7 et 9 novembre, les habitants de Saverne expriment leur mécontentement devant le domicile de von Forstner. Différents officiers sont pris à parti par la foule et des « Vive la France » ou encore « Vive la République » se font entendre.

Condamné à six jours d'assignation à résidence pour ses propos, le baron von Forstner poursuit ses provocations malgré les nombreux rassemblements qui ont lieu un peu partout en Alsace pour dénoncer son attitude ainsi que la violence des soldats allemands. Une grande manifestation est organisée à Mulhouse le 30 novembre. Deux jours plus tard, von Forstner dérape à nouveau ; il frappe et blesse à la tête un cordonnier infirme qu'il accuse de s'être « moqué de lui ».

En Allemagne, ces événements provoquent un début de crise politique et relancent les débats sur la germanisation de l'Alsace-Lorraine. Pour mettre un terme aux tensions, l'empereur Guillaume II ordonne finalement l'évacuation du régiment positionné à Saverne. Le 6 décembre, les militaires sont transférés sur les champs de manœuvres de Bitche et de Haguenau.

Plusieurs mois après, le 9 avril 1914, Le Sourire publie un numéro spécial largement consacré aux événements de Saverne et intitulé « Le Sourire en Alsace-Lorraine ».

Pour réaliser les planches les plus importantes, la direction décide de faire appel à Hansi. Natif de Colmar, Jean-Jacques Waltz (le pseudonyme de Hansi provient de la contraction de ses deux prénoms, « Hans » et « Jacob » en allemand) est alors un artiste bien connu des Français. L'Illustration (depuis 1910) et Le Matin (depuis 1912) publient plusieurs de ses dessins, mais ce sont surtout ses albums qui ont contribué à sa notoriété : Professor Knatschké en 1908 (paru d'abord en feuilleton dans L'Express de Mulhouse), L'Histoire d'Alsace racontée aux petits enfants par l'Oncle Hansi en 1912 et Mon Village en 1913.

Dans chacune de ses créations, Hansi s'emploie à défendre les valeurs culturelles de sa région tout en dénonçant l'oppression germanique. Il se heurte donc régulièrement aux autorités allemandes. Ainsi, dans l'Histoire d'Alsace racontée aux petits enfants, il explique avoir été condamné car il avait brûlé du sucre dans un café afin de purifier l'air après le départ d'un soldat prussien de l'établissement... De même, en mai 1913, il doit verser 900 marks d'amende pour de prétendues injures envers les Allemands venus s'installer en Alsace après 1870.

Les propos tenus par le sous-lieutenant von Forstner à Saverne ne peuvent qu'offusquer le dessinateur. Alors qu'il cherche à valoriser sa région dans chacune de ses créations, il ne supporte pas que les Alsaciens soient traités de « voyous ». Pour Le Sourire, il choisit donc de revenir à l'origine de l'affaire. Comme sur les couvertures de ses albums, il se met en scène en habit traditionnel alsacien, une Histoire d'Alsace sous le bras, à l'image d'un professeur donnant, comme le titre du dessin l'indique, une « leçon d'Histoire » à von Forstner. Hansi joue sur le jeune âge du militaire (dix-neuf ans) et le représente tel un enfant regardant les planches présentées par son maître d'école :

Sur le mur, sont exposés  plusieurs portraits de militaires alsaciens célèbres ayant remporté des victoires pour la France sur les Prussiens : le maréchal Kellermann (1735-1820) à Valmy en 1792, le général Kléber (1753-1800) à Fleurus en 1794, le général Rapp (1772-1821) à Dantzig en 1814, le maréchal Lefebvre (1755-1820) à Fleurus, Iéna ou Dantzig en 1807 et le capitaine Fiegenschuh (1869-1910) à Abéché.

Posée sur le sol, une couronne ornée de rubans aux couleurs de l'Alsace, le blanc et le rouge, leur rend hommage :

Avec ironie, Hansi traite ces héros alsaciens de « wackes » :

« - Et maintenant, monsieur le baron me permettra de lui présenter quelques wackes d'Alsace. »

Le dessinateur nargue ainsi von Forstner en lui rappelant que ses compatriotes prussiens se sont souvent inclinés (emploi du terme « rossé » à deux reprises) face à la supériorité de la stratégie militaire mise en place par ces prétendus « voyous » alsaciens.

Quelques pages plus loin, Hansi clôture le numéro spécial du Sourire par une planche intitulée « Saverne » dans laquelle le lieutenant von Forstner, protégé par cinq soldats, est représenté portant un petit paquet :

L'artiste fait ici référence aux événements du 28 novembre 1913, lorsque le baron est allé acheter des chocolats sous les moqueries des habitants et des enfants. Un jeune garçon tient même un panneau qui renvoie à la « prime » offerte par von Forstner et le sergent Höflich pour « abattre un wacke » :

Dans la foule, les Alsaciens, sourire aux lèvres, apprécient le ridicule de la situation tandis que les Allemands installés dans la région se découvrent sur le passage de l'officier :

Pour Hansi, cette scène, à laquelle il donne la légende « la dernière page de mon histoire d'Alsace », est significative du rejet, par la population alsacienne, de la germanisation à marche forcée de la région. Selon lui, les Allemands sont avant tout considérés comme des occupants.

Le ton employé par l'artiste dans ses différentes créations déplaît fortement aux autorités allemandes ; celles-ci lui intentent un procès pour haute trahison. L'audience s’ouvre à Leipzig le 9 juillet 1914. Hansi est condamné à un an de prison pour des dessins jugés offensants à l'encontre des citoyens de l'Empire allemand dans son album Mon village. Le lendemain, la presse française consacre une large place à cet événement et commente la sentence :

Alors que Hansi dispose de deux jours pour se constituer prisonnier, il se réfugie en France. Le 15 juillet, Le Figaro publie une lettre de l'artiste intitulée « Pourquoi je ne me livrerai pas » :

La condamnation de Hansi et l'affaire de Saverne sont révélatrices du climat de tension existant en Alsace quelques semaines seulement avant le début de la Première Guerre mondiale.

Pour en savoir plus :

GRANDHOMME Jean-Nöel, VONAU Pierre (dir.), L'Affaire de Saverne. Quand une petite ville d'Alsace devint le centre du monde (novembre 1913 - janvier 1914), Compte-rendu d'un Colloque, Éditions des Paraiges, 2017

FERRO Marc, KLEIN Georges, TYL Pierre-Marie, Le Grand livre de l'Oncle Hansi, Paris, Herscher, 1982