Grands articles

1857 : première apparition du personnage de Rocambole

le 23/02/2024 par Pierre Alexis Ponson du Terrail - modifié le 18/03/2024

Populaire jusqu’à avoir donné naissance à un adjectif évoquant d’extraordinaires péripéties, le personnage de Rocambole créé par l’auteur à succès – et quelque peu oublié aujourd’hui – Ponson du Terrail est devenu une icône de l’âge d’or des romans-feuilletons au XIXe siècle.

La publication de romans dans la rubrique feuilletons des journaux débute en France à la fin de la décennie 1830 sous l’impulsion de deux titres de presse alors très innovants, La Presse et Le Siècle. Avec l’immense succès des Mystères de Paris d’Eugène Sue, publiés dans Le Journal des débats en 1842-1843, le genre du roman-feuilleton prend une ampleur sans précédent.

Le Second Empire est un contexte favorable à l’essor du genre. Dans la lignée des premiers feuilletonistes à succès que sont Honoré de Balzac, Eugène Sue, Alexandre Dumas ou encore les oubliés Paul Féval et Frédéric Soulié, une nouvelle génération d’auteurs émerge. Parmi eux, le vicomte Ponson du Terrail, aussi populaire que prolifique, écrit de nombreux romans publiés dans divers journaux ; mais ce sont surtout les aventures de son personnage de Rocambole qui lui apportent la consécration. Ce dernier apparaît pour la première fois en tant que personnage secondaire dans L’Héritage mystérieux, premier épisode des Drames de Paris – exemple parmi d’autres de la très grande influence des Mystères de Paris d’Eugène Sue – publié dans La Patrie du 13 septembre 1857.

Les années suivantes, au vu du succès, Ponson du Terrail s’attelle à écrire les propres aventures de ce personnage secondaire : Les Exploits de Rocambole. Toujours plus extraordinaires, ses péripéties prennent place à Londres, en Europe et jusqu’en Inde. Potentiellement sans fin, elles s’arrêtent avec la mort prématurée de l’auteur en 1871, mais cet anti-héros résolument moderne connaîtra un succès non démenti jusqu’à la Belle Époque.

FEUILLETON DE LA PATRIE.

13 SEPTEMBRE.

 

LES DRAMES DE PARIS.

 

PREMIER ÉPISODE.

L’HÉRITAGE MYSTÉRIEUX.

 

XLI.

Rocambole.

Léon Rolland suivait donc Colar sans défiance et tout entier à ses pensées.

Il allait donc peut-être revoir Cerise.

Mais où et dans quelles terribles circonstances ?

Les poings de l’ouvrier se fermaient avec colère, et il éprouvait comme une sorte de folie furieuse en songeant que peut-être Cerise n’était plus digne de son amour.

Colar le fit monter dans un fiacre qui stationnait sur le boulevard, à la hauteur de la rue Mazagran, fiacre attelé de deux chevaux plus vigoureux que ne sont d’ordinaire ceux des voitures de place, et que Cerise aurait reconnu sans doute pour ce grand fiacre jaune qui l’avait enlevée de la rue Serpente et transportée à Bougival.

— Cocher, dit Colar, tu vas nous conduire à Bougival en une heure et demie. On paiera bien.

Et Léon étant monté avec lui, Colar referma la portière, et le fiacre jaune partit au grand trot, tout le long du boulevard, puis il monta l’avenue des Champs-Élysées ; le rond-point de la barrière de l’Étoile une fois atteint, il fila comme une flèche entre Neuilly et le bois, alla un train de prince en montant la côte de Courbevoie, et traversa Nanterre sans s’arrêter.

Certes, Léon Rolland aurait dû s’apercevoir de cette célérité inusitée et remarquer que Colar était devenu bien silencieux, mais il était tout entier à ses préoccupations et il se croyait déjà face à face avec cet homme inconnu et abhorré à la fois qui lui avait ravi Cerise.

Cependant, un esprit moins crédule et plus perspicace aurait rapproché plusieurs circonstances les unes des autres et il se serait, par conséquent, tenu sur ses gardes au lieu de s’abandonner aveuglément à Colar.

Ainsi tout autre que Léon se fût souvenu du récit de Baccarat, récit d’après lequel, si Cerise avait réellement été enlevée, elle aurait dû l’être par M. de Beaupréau, par conséquent par un vieillard, et non un jeune homme, ainsi que l’avait dit Bastien.

En second lieu, comment admettre que Cerise tombée dans un piège, Cerise qui la veille aimait son fiancé, avait si philosophiquement pris son parti et s’était consolée à ce point de sourire aux paroles de son ravisseur, en tête à tête avec lui, dans une voiture fermée.

Mais l’honnête ouvrier ne fit aucune de ces réflexions ; il ne songea qu’à une chose : arriver, trouver Cerise, l’arracher aux mains de qui elle était tombée.

Cependant il fit cette observation :

— Voici qu’il est nuit... Comment ferons-nous ?

— La nuit, répondit Colar, on y voit moins que le jour, c’est vrai ; mais on a l’esprit plus ouvert, on devine… D’ailleurs, en y allant le soir, j’ai mon idée.

— Ah ! fit Léon, quelle est-elle ?

— Il y a un cabaret à Bougival, sur la chaussée, de l’autre côté de la machine, en allant à Port-Marly : il y a un cabaret, dis-je, où vont les domestiques des châteaux voisins, avec quelques paysans des environs. Nous entendrons peut-être jaser, nous saurons bien des choses, même sans avoir fait une question.

— Bien, très bien, murmura Léon ; est-ce loin encore ?

— Non, nous voici hors de Rueil ; il nous faut dix ou quinze minutes encore.

Le fiacre jaune continua de rouler, et Colar retomba dans son mutisme, laissant son compagnon livré à une anxieuse rêverie. Enfin on atteignit la chaussée, sur le pavé de laquelle le fiacre roula avec fracas ; puis, à quelque distance de la célèbre machine de Marly, sur un signe de Colar, le cocher arrêta net ses chevaux.

— On n’arrive pas en voiture au cabaret, dit Colar à Léon.

Ils descendirent. Léon prit le bras de son guide, et le fiacre tourna et repartit.

Si l’ébéniste eût été moins préoccupé, il aurait remarqué encore que la course du fiacre n’était point payée et que le cocher ne la réclamait point.

Le cabaret indiqué par Colar était une maison isolée, la dernière du pays, bâtie an bord de l’eau, à cent mètres en aval de la machine.

Rien de chétif et de sinistre à la fois comme son aspect extérieur ; bâtie en pisé, en vieux matériaux provenant de démolitions, elle était couverte d’une couche de peinture rougeâtre sur le fond de laquelle se détachait en blanc, au-dessus de la porte, l’inscription suivante :

Au rendez-vous des Ussards de la garde, on sert à boire et à manger. Tenu par le débardeur.

On se demandait tout de suite quel était ce débardeur.

Le débardeur était une femme, une vieille grondeuse et acariâtre, à moitié homme, ayant une grosse voix enrouée, portant des sabots et un manteau de caoutchouc en tout temps.

Elle était seule avec un bambin de douze ans, malicieux et insolent, déjà corrompu et qu’on surnommait Rocambole.

Rocambole était un enfant trouvé ; un soir il était entré dans le cabaret, s’était fait servir à boire et à manger, puis avait voulu s’en aller sans payer. La vieille l’avait pris au collet, une lutte s’était engagée, et, s’armant d’un couteau, Rocambole allait tuer la cabaretière sans plus de façon, lorsqu’il se ravisa :

— La mère, dit-il, tu vois que je suis une pratique finie, et que je pourrais te refroidir et emporter ton magot. D’ici à demain, personne n’en saurait rien. Mais tu n’as peut-être pas vingt francs dans ton comptoir, et je préfère m’associer avec toi.

Et comme la vieille toute tremblante encore regardait avec stupeur cet effronté, il poursuivit avec un grand calme :

— J’ai déjà eu des affaires avec la rousse, la correctionnelle m’a pincé. Tel que tu me vois je sors de la colonie pénitentiaire, ou plutôt j’ai filé… ça m’est égal d’être repincé, vu que je n’ai pas le sou, mais tu ferais une bonne affaire de me prendre. Tu es seule et tu es vieille ; quoique voleuse, tu ne vaux pas cher à l’ouvrage, et je te donnerais un bon coup de main, moi.

Ce langage, d’une cynique franchise, plut à la cabaretière ; elle adopta Rocambole qui devint un associé réellement fidèle et l’appela maman avec une sorte de tendresse égrillarde.

En l’absence de la vieille, et elle s’absentait souvent, sans que, dans le pays, on eût jamais su où elle allait, Rocambole tenait le débit de boissons, allumait la pratique en trinquant avec elle et se laissait aller à la fouiller et à la dévaliser, quand cette dernière roulait ivre-morte sous la table.

Or, la cabaretière n’était autre que la veuve Fipart, la maîtresse du saltimbanque Nicolo, l’horrible vieille à qui Colar avait confié Cerise, dans la maisonnette du vallon.

Lorsque Colar et Léon Rolland arrivèrent, le cabaret était désert, du moins la salle principale, celle où l’on voyait des bancs entourant des tables carrées couvertes d’une toile cirée graisseuse, un comptoir en étain surchargé de pots, une sorte d’étagère au-dessus du comptoir, où l’on voyait rangés en ordre symétrique bon nombre de bouteilles entamées et portant diverses étiquettes, telles que parfait amour, crème des amans heureux, ratafia des braves, élixir de la Chartreuse-verte (sic), et quelques autres dénominations non moins pompeuses. Au comptoir trônait Rocambole, qui lisait une pièce de comédie, tandis que la veuve Fipart sommeillait sur une chaise, au coin du feu.

Une chandelle placée dans un bougeoir de fer battu, éclairait à elle seule ce bouge aux murs noircis, sur lesquels se détachaient çà et là une bataille d’Austerlitz d’un rouge vif, un Poniatowski violet et un Juif-Errant bleu de ciel, coiffé d’un chapeau jaune.

—Eh ! la mère ? dit Colar en entrant et en frappant du poing sur la table placée auprès de la porte, y aurait-il moyen de boire un coup chez vous ?

— Entrez, les amis, dit Rocambole du haut de son comptoir et sans interrompre sa lecture.

La veuve Fipart s’éveilla en sursaut et en maugréant.

— Rocambole ! eh ! Rocambole, sers donc ces messieurs…

Mais, en se frottant les yeux, elle reconnut Colar et changea subitement de ton.

— Ah ! c’est vous, monsieur Colar, dit-elle ; donnez-vous donc la peine d’entrer… Depuis le temps qu’on ne vous a vu…

Colar et la vieille avaient déjà échangé un signe mystérieux.

— Et votre petite dame ? demanda la cabaretière en adoucissant jusqu’au fausset son horrible voix enrouée.

— Elle va bien, maman, cria Rocambole, elle va bien l’épouse à m’sieur Colar, ricana le drôle.

— Tu es donc marié ? demanda naïvement Léon à l’oreille de son guide.

— Oui, à l’arrondissement où le divorce est permis.

— Est-ce que vous avez divorcé, m’sieur Colar ? demanda Rocambole en goguenardant.

— Avec madame mon épouse, oui, jeune drôle ! répondit Colar en prenant le bambin par l’oreille.

— Bon ! ça tombe bien, moi qui cherche une femme. Ne pourriez-vous pas me recommander ?

— Tais-toi, blanc-bec ! dit Colar qui ajouta en s’adressant à la vieille :

— Donne-nous le cabinet vert, maman.

— Peux pas, m’sieu Colar.

— Pourquoi cela, maman ?

— Parce qu’il est retenu pour sept heures.

— Et par qui ?

— Par des gens bien comme il faut, fit la vieille en se redressant : un cocher et un valet de chambre de la haute.

— Peste ! murmura Colar, donnant un coup de coude significatif à Léon Rolland… Eh bien ! la mère, donne-nous le cabinet jaune.

— Rocambole, dit la veuve Fipart d’un ton majestueux, conduisez ces messieurs au cabinet de société qui reste libre, et prenez leurs ordres.

— Voilà, voillà, voilllà ! accentua graduellement le jeune vaurien.

Et il s’arma de la chandelle de suif, et précéda Colar et Léon sur les marches d’un petit escalier tournant en bois, et qui conduisait au premier et unique étage de la maison.

Ce premier étage était divisé en trois pièces : une grande, qui était l’appartement particulier de Mme veuve Fipart et de son époux illégitime, le saltimbanque Nicolo ; — en deux petites, deux affreux taudis qui prenaient le nom pompeux de cabinets dans la bouche de la veuve, et qui étaient séparés l’un de l’autre par une cloison assez mince.

Rocambole ouvrit avec fracas la porte du cabinet jaune, dont tout l’ameublement se composait d’une table et de quatre chaises accompagnées de lithographies ornant les murs, et représentant les quatre saisons.

Le cabinet jaune possédait l’Automne et l’Été, — le cabinet vert était agrémenté de l’Hiver et du Printemps.

Colar et Léon s’assirent.

— Que faut-il servir à ces messieurs ? demanda le jure vaurien.

— Du vin à quinze la bouteille.

— Baoum ! répondit Rocambole qui avait consommé au café de la Rotonde, au Palais-Royal, et retenu ce cri d’un garçon fameux. Après ?

— Donne-nous du fromage…

— Et puis ? interrompit Rocambole.

— De gruyère, acheva paisiblement Colar.

— Comme en revenant d’un enterrement, murmura Rocambole en redescendant à cheval sur la rampe.

Léon, malgré ses préoccupations, n’avait pas laissé que de remarquer et de trouver un peu étrange la familiarité de Colar dans le cabaret, et le ton à demi respectueux qu’employait avec lui la veuve Fipart.

— Tu viens donc souvent ici ? dit-il.

— Plus maintenant, répondit Colar.

— Mais tu y venais autrefois ?

— Souvent, très souvent, avec ma femme du treizième. La maison n’a pas d’apparence, c’est vrai, mais elle est bonne…

— Et tu crois qu’ici nous pourrons savoir quelque chose ?

— Je donnerais ma tête à couper que les domestiques qui vont venir souper dans le cabinet à côté, doivent connaître le jeune homme à la voiture.

Léon crispa ses poings avec colère.

— Oh ! si je le tiens jamais !… dit-il.

Rocambole remonta, portant deux bouteilles sous son bras, du pain et une large tranche de fromage dans ses deux mains.

Colar poussa le coude à Léon d’une façon qui voulait dire : laisse-moi faire et questionner l’enfant.

Puis il dit à Rocambole en clignant de l’œil :

— Dis-donc, jeune môme, peut-on te proposer deux roues de derrière ?

— Pourquoi faire, m’sieu Colar ?

— Ah ! voilà, dit Colar, faut être fin…

— Je suis d’ambre, moi.

— Et ne pas flouer son ami… en lui contant des bêtises en place de la vérité, poursuivit Colar.

— Bon ! dit Rocambole, je suis franc comme l’or, moâ.

Et Rocambole s’assit.

— Est-ce qu’il n’y a rien de neuf, par ici ? demanda Colar.

— De neuf ? rien, répliqua Rocambole.

— Il n’y a pas de nouveaux bourgeois dans les environs ?

— Non… je ne crois pas… Ah ! si fait, un jeune homme… comme qui dirait un anglais millionnaire…

Léon tressaillit et songea à ce sir Williams, dont avait tant parlé Baccarat.

— Et où demeure-t-il, cet Anglais ?

— Il a acheté ce château qui est sur la hauteur.

— Est-il marié ? est-il seul ?

— Je ne sais pas, dit naïvement Rocambole.

— Comment est-il ?

— Jeune, environ trente ans ; brun, avec de petites moustaches noires.

— C’est cela, dit Colar, c’est bien cela.

— Rocambole ! appela la voix criarde et enrouée de la veuve Fipart, Rocambole !

— On y va, maman, on y va !

— Viens servir ces messieurs… dépêche-toi…

Rocambole en resta là de ses confidences, dégringola de nouveau l’escalier, et Léon entendit des pas et des voix retentir au rez-de-chaussée du cabaret.

— Tu le vois, dit-il à Colar avec une sorte de découragement, l’enfant ne sait rien…

— Ou ne veut rien dire.

— Tu crois ?

Colar fit un signe de tête affirmatif et posa en même temps un doigt sur ses lèvres, pour lui recommander le silence.

Les deux convives qui avaient retenu le cabinet vert, montaient l’escalier. Colar entr’ouvrit la porte et jeta au dehors un rapide coup d’œil.

Rocambole, une chandelle à la main, montait le premier ; derrière Rocambole, Colar vit apparaître deux hommes, dont l’un était jeune et pouvait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, tandis que l’autre en paraissait avoir quarante ou cinquante ; et il échangea avec eux un rapide regard d'intelligence, puis referma la porte précipitamment et avant que Léon eût pu, comme lui, voir les nouveaux venus.

Ces deux hommes portaient la livrée ; mais on eût facilement reconnu en eux les deux garnemens qui déjà avaient voulu faire un mauvais parti à Léon, le jour du dîner à Belleville, c’est-à-dire Nicolo et le serrurier.

Nicolo avait dû faire diligence pour arriver aussi promptement et embaucher le serrurier en passant ; car il avait précédé Colar au cabaret, et s’était caché dans les environs, lorsque celui-ci arriva en compagnie de Léon.

Ce dernier entendit alors Rocambole leur dire :

— Ces messieurs sont ici chez eux, ils peuvent faire tout ce qui leur plaira, le bruit n’est pas défendu.

— Même casser les bouteilles ?

— En les payant, oui, m’sieu.

Et Rocambole s’en alla.

— Sais-tu, dit alors Colar bas à Léon, que c’est une maison commode, celle-ci ; on y assassinerait les gens que personne ne le saurait.

Léon regarda son interlocuteur avec étonnement.

Colar souriait d’une sorte de rire sinistre qui donnait à sa physionomie une expression étrange.

— Oui, poursuivit-il, supposons qu’un homme soit assassiné ici, je veux dire étranglé… la rivière est à deux pas… et les roues de la machine tournent toujours… Eh bien ! on prend l’homme déjà mort, on le porte sous la machine, une roue le saisit, le broie, et maintenant constatez donc que sa mort est le résultat d’un crime ou d’un accident… C’est difficile.

— En effet, balbutia Léon tout étonné de la tournure que prenait la conversation.

— Chut ! dit Colar, écoute…

Dans le cabinet vert, Nicolo disait au serrurier :

— Vois-tu, l’enfant, pour tortiller proprement un homme, ce n’est pas plus malin que ça… On lui prend le cou entre ses dix doigts, et puis on appuie le pouce juste sur la pomme d’Adam, tu sais ? On appuye un coup sec, bien fort… et v’là tout, l’homme est flambé !

— Ah ! tu crois que c’est le bon moyen ? demanda le serrurier.

— Je l’ai essayé plusieurs fois… Il m’a toujours réussi, répliqua froidement Nicolo.

On entendait à travers les fentes de la cloison ce qui se disait d’un cabinet à l’autre, comme si la cloison n’eût pas existé.

Léon regarda Colar et lui dit :

— Cet homme est donc un assassin ?

— Peuh ! répondit l’ancien forçat avec calme, c’est selon.

— Comment ! c’est selon…

— Se débarrasser des gens qui vous gênent n’est pas après tout un bien grand crime.

Et comme Léon stupéfait se demandait si déjà il n’était pas un peu ivre, Colar poursuivit :

— Ainsi toi, par exemple ! Supposons que tu me gênes…

— Moi ? s’écria l’ouvrier encore sans défiance.

— Histoire de causer, censément. Mais supposons toujours…

— Soit, dit Léon avec distraction, et songeant toujours à Cerise.

— Tu es l’ami, je continue à supposer, de gens qui m’embêtent… ton comte de Kergaz, par exemple !

Léon tressaillit et regarda Colar avec inquiétude.

— Tu le connais donc ? dit-il.

— Oui, pour t’avoir entendu parler de lui. Eh bien ! comme le comte de Kergaz et toi vous m’embêtez… Je continue à supposer…

Cette fois l’ouvrier attacha sur Colar un regard plein d’anxiété ; ces paroles lui semblaient étranges.

— Ce qui me gêne, poursuivit Colar, toujours d’un ton léger et railleur, c’est votre connaissance… J’ai mes raisons pour cela, moi… mes vraies raisons… Eh bien ! je t’amène ici… un soir comme aujourd’hui.

— Colar, dit Léon ému, tu me fais là une bien singulière plaisanterie, au lieu de me parler de Cerise.

— Ah ! oui, dit Colar ricanant toujours, je l’oubliais un peu, ta Cerise.

— Je ne l’oublie pas, moi… C’est bien ici que tu l’as vue ?

— C’est possible…

— Comment ! c’est possible ?

Et Léon Rolland se leva à demi et enveloppa Colar d’un coup d’œil soupçonneux.

— Ma foi ! répliqua celui-ci avec calme, si je t’ai amené ici, c’est que j’avais mes raisons…

Et Colar frappa à la cloison du cabinet vert et cria :

— Ohé ! les amis, nous tenons le pigeon, enfin, et, cette fois, ce ne sera pas comme à Belleville !

Et tout aussitôt Léon Rolland stupéfait de cette exclamation subite, vit la porte s’ouvrir et Nicolo et le serrurier entrèrent, ayant aux lèvres un sourire qui était un arrêt de mort !

L’apparition de ces deux hommes, jointe aux sinistres paroles de Colar, produisit sur Léon Rolland l’effet de la foudre.

Il reconnut en eux, sur-le-champ, les deux drôles qui l’avaient insulté, et l’eussent maltraité sans l’intervention d’Armand ; il comprit que Colar était un traître, que Cerise n’était point à Bougival, et qu’il était tombé dans un guet-apens… Il devina enfin qu’il était perdu.

Cependant, et obéissant en cela à l’instinct puissant de la conservation, il s’arma d’un couteau qui était sur la table, et fit un saut en arrière pour faire face à ses trois ennemis.

Léon était un robuste garçon, grand et bien bâti ; il pouvait, à la rigueur, se défendre contre trois hommes, si ces trois hommes n’avaient pas d’autres armes que lui.

— Ah ! misérable ! dit-il à Colar, tu veux m’assassiner !

— Tu me gênes, répondit laconiquement Colar.

Et s’adressant à ses complices, il ajouta :

— Le petit veut jouer du couteau, c’est bien, on en jouera. Mais il aurait mieux valu l’étrangler ; il ne reste pas de traces, après la noyade.

Le cabinet jaune était une pièce large de six pieds carrés, au milieu de laquelle était la table servant aux consommateurs. La fenêtre y faisait face à la porte.

En se réfugiant vers la fenêtre Léon Rolland avait donc la table pour rempart entre ses agresseurs et lui.

Il s’adossa à la fenêtre, brandit le couteau dont il s’était armé et s’empara en même temps d’une chaise pour s’en faire un bouclier.

L’ouvrier naturellement doux et timide était devenu intrépide en présence de la mort.

— Approchez, leur cria-t-il, approchez, j’en tuerai bien un, au moins !

Colar et ses deux acolytes s’étaient bien attendus, sans doute, à cette résistance désespérée, et ils n’avaient point songé un seul instant qu’un homme de l’âge et de la taille de l’ouvrier se laisserait égorger sans crier gare, mais ils hésitèrent cependant une minute et se prirent à le regarder comme la bête fauve mesure de l’œil la proie qu’elle va attaquer et combattre.

Léon faisait tournoyer son couteau au-dessus de sa tête et décrivait un moulinet effrayant.

— Petit, lui dit Colar, tu fais des bêtises pour rien ; tu ne t’échapperas pas, sois tranquille, et tu peux bien renoncer à ne jamais revoir Cerise. Il faut rester ici, mon ami, et se résigner à aller coucher au fond de l’eau.

— Au secours ! cria l’ébéniste en voulant ouvrir la croisée.

Mais Nicolo, avec cette adresse merveilleuse des acrobates, s'était armé d’une bouteille et l’avait jetée à la tête de Léon.

Léon, atteint au front, fut étourdi du coup, poussa un cri étouffé et tomba sur ses genoux, laissant échapper le couteau.

Alors, d’un seul bond, le saltimbanque fut sur lui et l’enlaça dans ses bras robustes.

— Faut-il l’étouffer ? demanda-t-il.

— Non, répondit Colar, il faut l’étrangler… c’est plus simple !

Et Colar jeta à Nicolo un foulard de soie noire qui lui servait de cravate.

Léon étourdi, mais non évanoui, cependant, se débattait encore et poussait des cris étouffés. La bouteille lui avait meurtri le visage et il était inondé de sang.

— Allons ! dépêchons, dit Colar… je sais bien que nous sommes tranquilles ici et qu’on ne viendra pas nous déranger ; mais c’est égal… il faut en finir.

Et tandis que le serrurier et Nicolo étreignaient le malheureux ouvrier dans leurs robustes bras, Colar lui passa le foulard autour du cou et se mit en devoir de l’étrangler.

Mais soudain une ombre apparut derrière la croisée, une ombre plus opaque encore que les ténèbres de la nuit, et la croisée vola on éclats… et une lueur se fit, rapide, sinistre, suivie d’une détonation… Et Colar, frappé d’un coup de pistolet, tomba à la renverse, et cessa de serrer les deux bouts du foulard.

Quel était donc ce secours inattendu qui arrivait à Léon Rolland et l’arrachait à une mort certaine ?

– 

Pour en savoir plus :

DUMASY Lise, « 1836-51 : Les débuts du roman-feuilleton dans la presse », retronews.fr

DUMASY Lise, « L’expansion du roman-feuilleton dans la deuxième moitié du XIXe », retronews.fr

KALIFA Dominique, RÉGNIER Philippe, THÉRENTY Marie-Ève, VAILLANT Alain (dir.), La Civilisation du journal : histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011