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1899 : une interview du capitaine Dreyfus

À peine libéré de prison et définitivement innocenté, le capitaine Dreyfus répond aux questions de l'un des journalistes les plus en vue de la place parisienne, Jules Huret. Clap de fin d'un mensonge d'Etat qui fractura la France de la Belle Epoque.

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Jules Huret

Ecrit par

Jules Huret

Publié le

19 mars 2025

et modifié le 21 mars 2025

Image de couverture

Alfred Dreyfus, carte postale, Source : Gallica - Bibliothèque historique de la Ville de Paris

À peine libéré de prison et définitivement innocenté, le capitaine Dreyfus répond aux questions de l'un des journalistes les plus en vue de la place parisienne, Jules Huret. Clap de fin d'un mensonge d'Etat qui fractura la France de la Belle Epoque.

Du 13 mars au 31 août 2025 se tient au musée d’Art et d’histoire du judaïsme l’exposition « Alfred Dreyfus. Vérité et justice ». Nombreux furent les titres de presse qui s’impliquèrent pleinement durant l’affaire Dreyfus. Chaque événement, chaque rebondissement, chaque prise de parole furent scrutés par les commentateurs de tout bord, qui symboliquement se divisèrent, à l’image de l’opinion, en deux camps irréconciliables : les dreyfusards et les antidreyfusards. Les premiers représentaient l'idéal républicain, plutôt à gauche, tandis que les seconds étaient notamment guidés par un antisémitisme morbide et virulent. 

C'est dans ce contexte que Le Figaro, journal de centre-droit quoiqu'en faveur du capitaine innocenté, publie le 24 septembre 1899 un entretien d’Alfred Dreyfus par Jules Huret.

Le rédacteur,  star de son temps et précurseur du grand reportage, rencontre Dreyfus quelques jours seulement après sa sortie de prison. Les mots de Dreyfus font alors écho à son passé immédiat : de son calvaire judiciaire jusqu’à son emprisonnement sur l’île du Diable, tout en prenant soin de mentionner les nombreux et véhéments acteurs de cette affaire, des « braves gens » l'ayant défendu corps et âme jusqu’à ses détracteurs les plus acharnés.

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Écho de presse

1894 : le capitaine Dreyfus condamné au bagne à perpétuité

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En liberté 

Le voyage d’Alfred Dreyfus

(Par dépêche de notre envoyé spécial.)

Avignon, 21 septembre. 

Je ne sais par où commencer le récit des émotions que je viens de vivre, tellement le flot se précipite et déborde de mon esprit et de mon cœur : 

Il vient de m'être donné de compatir vingt-quatre heures durant, avec ce que j'ai dé meilleur en moi, à la peine la plus effroyable qu'il soit possible d'imaginer dans le destin des hommes. 

L'être humain au sort duquel l'élite du monde civilisé s'est solidarisée depuis deux ans, et contre qui se sont liguées toute l'ignorance et toute la méchanceté des hommes, cet être qu'on dirait maudit, qu'à travers les mers ma pensée douloureuse allait rejoindre et plaindre, il est là, devant ma sympathie réelle et profonde…

***

Toutes les précautions avaient été prises pour que le départ de Rennes du capitaine Dreyfus s'effectuât sans encombre. Prévenu dans la soirée, il avait passé son temps, ne pouvant dormir, à faire ses valises. A deux heures et demie du matin, M. Viguié, directeur de la Sûreté générale, accompagné d'un contrôleur général de sa direction était venu le prendre en voiture, à la porte de la Manutention, et on s'était dirigé vers la station de Vern, située à dix kilomètres de Rennes. 

On n'avait rien vu de suspect autour de la prison ; mais après quelques centaines de mètres, en se penchant à la portière du landau, M. Viguié avait aperçu une voiture à lanterne rouge, qui suivait... un journaliste évidemment ! Comment faire pour dépister cet indiscret ? Le cocher fouette ses chevaux qui partent au galop ; on arrive ainsi à 500 mètres de la gare de Vern, et on se rend compte qu'on a une longue avance sur le suiveur. On stoppe à un angle de la route, les voyageurs descendent rapidement, se cachent derrière une maison qui borde le chemin, et la voiture, qui ne contient plus désormais que le chef de cabinet du préfet d'Ille-et-Vilaine, continue à rouler dans la nuit.

Cette stratégie a échappé au suiveur. Sa voiture passe bientôt devant le groupe invisible et suit l'autre landau à bride abattue ; on se rend alors tranquillement, à pied ; à la gare de Vern, toute proche, et on monte dans le train de 4 heures 36, qui vient de Rennes et se dirige sur Châteaubriant. On arrive là à 6 heures 14, on change de wagon, et on débarque à Nantes à 8 heures 17. 

J'étais sur le quai à l'arrivée du train. Grâce à quels indices et à quels calculs rigoureux j'avais pu prévoir cet itinéraire, serait trop long à raconter. Pourtant, je n'étais pas sans quelque inquiétude sur la réussite de mon plan. Le quai était désert. 

Me serais-je trompé ? 

Bientôt, je vis s'approcher deux hommes habillés de noir, que je reconnus aussitôt. C'était M. Mathieu Dreyfus et son neveu, M. Paul Valabrègue. Mes tuyaux étaient bons : je me tranquillisai. 

Allais-je aborder M. Mathieu Dreyfus que je connaissais fort bien, ou me cacher pour le suivre plus à mon aise. 

Je balançais : entre ces deux alternatives, j'observais les deux hommes. 

Ils regardaient à droite et à gauche, comme s'ils avaient la crainte d'être reconnus. Je me décidai soudain, et je m'approchai. 

Quelle ne fut pas la stupéfaction de M. Mathieu Dreyfus en m'apercevant, je dirai presque son navrement ! 

Je compris vite ses craintes, et je les calmai. 

Je l'assurai que le train qui allait emmener son frère n'aurait qu'un voyageur de plus, et qu'aucune indiscrétion de moi n'entraverait la marche du voyage. Il me supplia de tenir ma parole et je la tins. 

A cette heure, le capitaine Dreyfus est blotti au milieu des siens, à l'abri des importuns. 

Je peux raconter cette émouvante odyssée, dont tous les détails resteront à jamais fixés dans ma mémoire. 

***

Mercredi, 8 heures 17. — Voilà le train de Châteaubriant qui s'avance ; il stoppe : une portière s’ouvre ; des hommes en descendent ; M. Mathieu Dreyfus se tient à l'écart ; puis, quand ils ont fait vingt mètres, il les suit ; je l'accompagne. 

— Vous l’avez vu ? me demande-t-il.

 Je n'avais rien vu qu'un ensemble de quatre ou cinq personnes portant des valises et des couvertures, et il m'avait été impossible de reconnaître le capitaine Dreyfus au milieu d'eux. 

— Tenez, me dit son frère, le voilà, avec cette couverture ?

Je vois un dos voûté, habillé de noir, qui se dirige vers le buffet de la gare. Au bout d'un instant, nous pénétrons au buffet. 

Déjà les voyageurs sont attablés devant des tasses de lait et des croissants. Dans une petite salle, au fond, le capitaine Dreyfus est assis et mange. Son frère s'approche : il le voit ; il se lève, sa bouche s'entr'ouvre pour un sourire, affectueux, et les deux frères s'embrassent longuement, sans dire un mot. 

Personne autre, que moi n'a pu assister à cette scène d'une émouvante et mélancolique simplicité. 

M. Mathieu Dreyfus me présenté à son frère : le capitaine Dreyfus me tend la main ; je la serre et je lui dis la joie profonde que sa liberté va donner à tant d'êtres pour qui elle sera comme une délivrance personnelle. 

Il est habillé d'un, complet bleu marine, couvert d'un pardessus noir dont le col bâille derrière, et il est coiffé d'un chapeau de feutre mou noir. 

— C'est pour ne pas être reconnu, me dit-il en souriant ; mais cela m'ennuie ; je n'y suis pas habitué et je n'y vois rien ! 

— Hâte-toi, lui dit son frère, car nous allons partir. 

Il se rassied docilement et vide sa tasse de lait, car son estomac ne peut supporter autre chose. 

Pendant ce temps, M. Viguié a fait retenir les places de deux compartiments, car à présent le service de surveillance : se compose de trois inspecteurs choisis parmi les meilleurs de la brigade Hennion et du contrôleur général des services extérieurs de la Sûreté générale, qui l'accompagnait à Rennes, et à qui désormais incombe la lourde responsabilité du long voyage que nous allons faire. 

Le capitaine Dreyfus monte dans un compartiment de lits-toilettes, avec M. Mathieu Dreyfus, son neveu M. Paul Valabrègue, et moi, M. Viguié vient faire ses dernières recommandations, car il ne va plus loin. Le capitaine et M. Mathieu Dreyfus le félicitent de l'habileté et de la prudence déployées depuis le départ de Rennes, et on fait le souhait commun que le reste du voyage s'effectue aussi bien. 

***

Le train s'ébranle à.8 h. 58. Je suis assis en face du capitaine Dreyfus ; mes yeux ne le quittent pas un instant. Je suis surpris de l'effet qu'il me produit. 

Je m'attendais, quel que soit mon sentiment sur son cas, à me trouver devant un être qui ne dégagerait aucune sympathie. On l'avait peint comme un être désagréable et hautain à la voix rocailleuse, à l'œil fuyant. Je me le figurais dur, méfiant, ombrageux, sinon haineux, du moins amer ! Et j'étais prêt à lui pardonner tout cela, je l'avoue.

Or, j'ai devant moi un être aux traits réguliers et fins, à l'expression calme et douce ; sa face très rose lui donnerait un air de grande jeunesse, si le dessus du crâne n'était absolument chauve, et si les cheveux, des deux côtés de la tête n'étaient tout gris.

L'anémie a affaibli cet être, et ce qui lui reste de sang s'est porté vers la tête, dernier refuge de sa prodigieuse vitalité. Le cou est maigre, les mains sont longues et osseuses, les genoux pointent comme des clous, à travers le drap bleu du pantalon ; la poitrine s'est creusée ; le corps entier serait celui d'un être vaincu, sans l'énergie de la bouche, la carrure du menton, la volonté du regard.

Ce regard est bleu, d'un bleu charmant et doux, limpide et clair ; loin de fuir sournoisement le vôtre, il vous fixe avec assurance derrière les verres du lorgnon, et c'est cet homme dont on a fait un monstre d'hypocrisie, dont un misérable a dit qu'il suait la trahison !

***

Le train roule vers Bordeaux. Mathieu Dreyfus regarde son frère, de ses yeux tendres : 

— Eh bien ? questionne-t-il. Es-tu à ton aise ? Tu n'as pas froid ? 

— Oh non ! Je suis très bien couvert : une flanelle, deux tricots, mon veston, mon pardessus. Je me sens très bien ; et puis, tu oublies la liberté !

 Ah ! c'est bon de se sentir libre, libre, libre ! Ne pas sentir éternellement autour de soi des gens qui épient chacun de vos gestes, de vos mouvements. Cela, tenez, c'est une chose odieuse, insupportable ! Être enfermé ? passe encore ! c'est douloureux, à la longue ; Mais l'œil de cet homme, dont on sent à. chaque minute, à chaque seconde, l'investigation hostile sur les moindres mouvements de votre corps, durant cinq ans, c'est horrible ! 

— Ne te fatigue pas trop, fait observer paternellement Mathieu. Tu dois être bien fatigué ! 

— Laisse-moi, répond le capitaine. J'ai besoin de parler. Pense donc que voilà cinq ans que je ne parle pas ! Et puis, je me sens si bien ! Aucune fatigue, aucune douleur : l'excitation, probablement ; et demain je m'en ressentirai. Mais aujourd'hui je veux faire ce qui me plaît ! 

Il sourit d'un fin et maigre sourire qui n'est pas de la gaieté — loin de là ! — et qui a plutôt l'air de la détente des nerfs de cette bouche qui dut rester si longtemps crispée.

« Rire ! Comment pourra jamais rire le capitaine Dreyfus ? Sa vie, soudain abîmée sous le déluge des adversités et des catastrophes, sous l'effroyable chaos des malheurs conservera pour jamais le poids écrasant de la tristesse. Son sang appauvri ne bondira donc plus jamais joyeux dans ses veines froides ; et, entre le bonheur et lui, se dressera toujours la mousseline noire de la mélancolie !

Et il a déjà suffi, pour qu'une tristesse apparût soudain dans ses yeux, qu'un nom fût prononcé... celui du général Mercier, cité au hasard de l'entretien. Mercier... Je demande à Dreyfus : 

— Quelle impression vous ont faite ses dépositions ? 

Lui, brusquement : 

— C'est un méchant homme et un malhonnête homme. Mais je crois qu'il n'a pas conscience de la profondeur du mal qu'il fait. Il est trop intelligent pour que je puisse dire qu'il est inconscient. Mais, s'il est conscient mentalement, il est moralement inconscient. Il est amoral. 

Le train file à travers la terre féconde de cet admirable pays du, Bocage vendéen. Le capitaine Dreyfus regarde la campagne.

— Comme c'est joli cette campagne ! fait-il. Regardez ce petit village, ces coqs, ces poules, ces beaux arbres estompés par la brume ! Pensez que pendant un an, je n'ai vu que le ciel et la mer ; et pendant les quatre autres années, que le ciel seulement : un carré de ciel bleu éclatant, métallique, dur et toujours pareil, sans un nuage ! Et quand je suis revenu en France, vous savez comment, la nuit, par une tempête épouvantable, transporté d'un navire dans une baleinière, d'une baleinière dans une voiture, de là dans un wagon, pour arriver enfin dans une prison, à l'aube ! 

» Ce sont donc les premiers arbres que je vois. 

Les paysages se déroulent. Voici une claire rivière bordée de peupliers, un grand bois tout vert ; encore des vignes qui s'étagent sur des coteaux ; une vieille femme lave du linge sur le bord d'une mare ; des clochers blancs et des clochers roux, des meules dorées, des ruines, un petit village paisible qui a l'air en demi-deuil avec ses façades blanches et ses toits d'ardoises, des étangs tristes, emplis de roseaux et de nénuphars fanés, et, soudain de larges espaces stériles, pelés, avec quelques maigres sapins et des ronces qui poussent entre les rocs. 

Le capitaine Dreyfus regarde tout cela, comme si c'étaient, en effet, des choses nouvelles pour lui. Il les dévore des yeux. 

— J'aurais une joie d'enfant, dit-il, à courir dans ces prairies, à m'amuser avec rien ! Je suis comme un convalescent qui revient à la vie. 

Depuis le départ, il n'avait pas cessé de fumer.

— Tu fumes trop, lui dit son frère. 

— Laisse-moi fumer ; laisse-moi causer... il y a si longtemps !!! 

Nous parlons de la mort de Scheurer-Kestner et il nous dit l'infinie tristesse qu'il éprouve à la pensée qu'il ne pourra remercier jamais, qu'il ne verra jamais cet homme qui a tant fait pour lui et auquel il doit la liberté. 

Il rêve un instant, puis il dit :

— Que de beaux caractères se sont montrés dans cette affaire ! 

— Avez-vous écrit beaucoup de lettres depuis votre retour ? interrogeai-je. 

— Aucune. Je n'ai pas eu le temps. Mais à présent, je vais écrire celles que je dois écrire.

» Pensez que j'en ai reçu plus de cinq mille, depuis mon retour en France, sans compter celles que ma femme a reçues de son côté ! Et des témoignages bien humbles à côté de témoignages bien grands ! Oh ! cela m'a fait du bien ! Des officiers, même en activité, m'ont écrit en signant de leur nom. Un camarade de promotion m'a écrit ces simples mots : « Heureux de ton retour. Heureux de ta prochaine réhabilitation. 

» Cela console de bien des abandons, et de l'acharnement inattendu de tant de mes camarades. 

» Ah ! que j'ai souffert de ces dépositions où ils venaient spontanément dire des choses sans rapport avec le procès, mais qu'ils croyaient pouvoir me nuire. 

» ... Et notez que je ne crois que ce fût par méchanceté envers moi. Non... c'était simplement pour plaire aux chefs ! Ah l il y a des natures qui se font une idée bien bizarre du devoir ! Au lieu d'entendre par « discipline » l'obéissance sur les champs de bataille ou à la caserne, ils l’étendent jusqu'à l'avilissement de la raison et de la liberté morale. Moi, je n'ai jamais pu me pliera cette discipline-là, et jamais je n'aurais pu croire que ce fût possible chez des officiers ! 

— Comment expliquez-vous cette animositée contre vous depuis 1894, dans les bureaux de l'état-major ? 

— Je crois que la cause en est assez complexe. 

» D'abord, et surtout, on me croyait coupable. On n'eût jamais pu soupçonner qu'on se fût lancé si légèrement dans l'erreur. 

» Ensuite il y avait l'antisémitisme à l'état latent. 

» Enfin mon caractère a pu, en effet, y être pour quelque chose. 

» Oui, j'étais assez cassant, mais avec mes chefs, bien entendu, car, au contraire, je m'attachais à montrer le plus d'égards possible envers mes inférieurs. Je ne fréquentais pour ainsi dire personne, et quand j'étais entré à l'état-major, je n'avais fait de visite à qui que ce soit. Je m'étais contenté d'envoyer, par mon ordonnance, ma carte chez le chef et le sous-chef d'état-major, chez le chef et le sous-chef de mon bureau, et c'était tout. 

» Je gardais toujours vis-à-vis de mes chefs mon franc parler et mon indépendance. Si un plan, un travail quelconque me paraissaient mal conçus, je ne me privais pas de le dire tout haut, au lieu de me croire forcé d'approuver tout, de parti pris, comme je le voyais faire autour de moi, lorsque c'était un chef qui parlait ou qui agissait. Je sais qu'on n'aime pas cela. 

» Le colonel Bertin-Mourot a dit un mot profond à Rennes, en parlant de l'homme admirable, du héros qu'est le colonel Picquart : « On sentait que cet officier ne marchait pas derrière les chefs. » C'est là toute leur psychologie et toute leur morale. Marcher derrière les chefs ! Ah ! si c'était à la guerre ou aux manœuvres, certes oui ! Mais quand il s'agit d'honneur et de devoir, a-t-on besoin de marcher derrière quelqu'un ? N'a-t-on pas sa conscience à soi ? 

***

L'heure du déjeuner approchait. Nous arrivions à La Roche-sur-Yon.

On nous apporta des paniers-réclames, très bien conditionnés. Ils contenaient des œufs durs, de la viande froide, une poire, deux biscuits ; du chocolat, du vin blanc, de l'eau minérale et deux petits flacons de quinquina et de rhum. Tout cela bien arrangé dans de minuscules boîtes de fer blanc, ou soigneusement enveloppé. 

Mathieu voulut l'empêcher de manger de la viande : 

— Tu sais bien que le docteur Delbet te l'a défendu? 

— Qu'est-ce que cela fait pour une fois ! Demain je serai sage, mais aujourd'hui c'est vacance ! Sois tranquille ; je me sens si bien ! C'est comme un renouveau. 

Et Mathieu Dreyfus consent à tout, comme un papa débonnaire devant un enfant chéri qu'il vient de reconquérir à la vie. 

On parlait maintenant de tout, à bâtons rompus. 

— Et d'Esterhazy, qu'est-ce que vous en pensez ? 

Sur un ton tranquille et mesuré, même un peu dubitatif, comme parle un savant qui fait une hypothèse, il répondit : 

— Je crois que c'est un escroc, un chevalier d'industrie qui a escroqué sa patrie — ce n'est même pas sa patrie — comme il a escroqué son cousin, ses fournisseurs, mais sans se rendre compte du tout qu'il faisait si mal que cela. Il avait besoin d'argent : voilà le mobile. 

Car enfin, continua-t-il en s'animant un peu, à un crime, il faut un mobile ! Quel eût été le mien ? On ne m'a jamais vu toucher une carte ! je n'étais donc pas joueur. On a dit que j'étais un débauché : comment expliquer alors que je suis sorti de l'Ecole avec le numéro 9 ? Ne sait-on pas le travail forcené exigé par les examens ? Comment peut-on allier le travail et la débauche ? 

» Le général Mercier a dit que la recherche du mobile d'un crime, c'était du domaine de la psychologie, et que nous étions sur le terrain judiciaire. Qu'est-ce que, cela veut dire ? Je n'ai jamais été magistrat ; mais il me semble que la première chose à faire, quand on a des soupçons sur un criminel, c'est de découvrir le mobile de son crime. C'est du bon sens, cela ! 

Il haussait les épaules. Sa voix un peu grave montait dans le silence du train arrêté. Alors il baissa la voix et répète à plusieurs reprises, en appuyant sur les mots : 

— Du bon sens, du simple bon sens. 

Le train repartit, et le capitaine continua : 

— C'est comme cette théorie du Conseil de guerre : les circonstances atténuantes ! La trahison envers la patrie est le plus grand crime que puisse commettre un être humain. Un assassin, un voleur peuvent s'excuser dans une certaine mesure. Leur crime n'est qu'un crime contre une individualité : la trahison est un crime contre la collectivité. Il n'y a pas de circonstances atténuantes. Dire cela est une monstruosité ! 

— Quel effet vous a fait le verdict ? La voix baissée soudain, et triste, il dit : 

— Ç'a été d'abord une douleur profonde, puis de la stupéfaction, puis une sorte de réconfort très doux, en apprenant que deux officiers avaient eu le courage de me déclarer pleinement innocent. 

Je jure que ces deux braves officiers ont eu raison. 

***

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En parlant, Dreyfus a deux gestes : quand il raisonne, son pouce et son index arrondis se touchent par l'extrémité ; quand il s'emporte ou s'exclame, sa main s'ouvre tout entière, les doigts écartés, comme le font tous les êtres sincères et francs.

Son frère l'interroge : 

— Quel est exactement le climat là-bas ? 

— 45 à 50 degrés le jour, et jamais au-dessus de 25 la nuit.

» Et c'est cela qui est le plus terrible et le plus exténuant car, au pis aller, on peut supporter la chaleur, mais à la condition de respirer de temps à autre de l'air un peu plus frais. Là-bas, jamais ! 

— Et vous n'avez jamais rien su de ce qui se faisait en France pour vous ? 

— Jamais un mot, un seul mot ! 

» De temps en temps, les rigueurs redoublaient. Je sais à présent que cela coïncidait avec les déclarations des ministres de la guerre !

» Chaque fois que l'un d'eux montait à la tribune et déclarait que j'avais été justement et légalement condamné, j'en sentais le contre-coup par l'intermédiaire des geôliers. 

» On me supprimait des vivres, ou la lecture, ou le travail, ou la promenade, ou la vue de la mer, et, finalement, la marche... avec la douille boucle ! » 

Mathieu Dreyfus regardait tout ému son frère tandis qu'il parlait. 

— Croyez-vous ? dit-il, et n'est-ce pas effrayant ? Heureusement que nous n'en savions rien ici. Car nos efforts s'en fussent trouvés gênés. Si nous avions su qu'à chaque pas en avant vers la vérité il souffrait davantage, peut-être eussions-nous mis moins d'ardeur ! 

— Mais quel prétexte vos geôliers vous donnaient-ils ? 

—Aucun. Et je ne leur demandais pas — je ne voulais rien devoir à ces gens — et puis, comme je n'acceptais pas ma condamnation, pas plus la déportation à la vie qu'une semaine ou qu'un jour de réclusion, je ne pouvais pas discuter sur la peine qu'on m'appliquait, car c'eût été la reconnaître, et je ne le voulais pas. 

Ces mots sont dits avec une fermeté extraordinaire, presque avec dureté. 

— Un jour pourtant, reprit-il, le jour où l'on me mit les fers aux pieds, je demandai la raison de cette mesure barbare. On me répondit : « Mesure de sûreté. » 

» C'était le lendemain du jour où Deniel avait organisé le simulacre de la tentative d'enlèvement. 

» Oh ! je m'en souviens de ce soir-là... Il était neuf heures. J'étais couché quand j'entendis des coups de feu, du vacarme autour de moi. Je me dresse sur mon lit et je crie : « Qu'y a-t-il ? Qui est là ? » Personne ne répond ; mon garde se tait ; je ne bouge pas, grâce à je ne sais quelle intuition. Bien m'en prit : j'étais à l'instant fusillé. 

— Et alors vous vous figuriez que le général de Boisdeffre s'occupait de vous ? 

— Oui. Je reconnais que je m'étais trompé. 

Rentreriez-vous dans l'armée si, légalement, vous ; en retrouviez le droit ? 

— Non, le soir même de ma réhabilitation je donnerais ma démission. 

— En somme, croyez-vous à une erreur ou à un complot ? 

— Je crois qu'au début, jusqu'au Conseil de guerre de 1894, c'est-à-dire jusque vers la fin de l'instruction on croyait, du moins la plupart des gens qui y étaient mêlés, croyaient à ma culpabilité. Mais au Conseil de guerre c'est autre chose. Je suis certain qu'à partir de ce moment-là comme on a senti qu'on s'était trompé, on a eu peur d'être accusé de légèreté et on a accumulé contre moi machinations sur machinations. D'ailleurs la preuve est faite par le capitaine Freystaetter. 

» On a livré derrière mon dos des documents qu'on savait faux, pour me faire condamner. 

» Quand le capitaine Freystaetter a dit cela à Rennes et qu'il a prononcé le mot de « dépêche Panizzardi » de sa voix tranquille, j'ai frémi de tout mon être. 

» Comment avait-on pu faire une chose pareille ? » 

En me racontant cela, les yeux du capitaine Dreyfus s'ouvrent tout grands, effarés, et il s'avance peu à peu vers moi comme pour mieux me communiquer l'horreur dont il est pénétré. 

Je questionne encore :

— Vous parlez dans certaines, lettres de votre peur de la folie. Comment en effet dans l'inaction, le corps malade, sans, livres, et sans nouvelles de votre sort, avez-vous fait pour résister à la folie ? 

— En 1896-l897, comme j'avais résolu de vivre, j'ai enlevé de ma table les photographies de ma femme et de mes enfants dont la vue me faisait mal et m'affaiblissait. Je ne voulais plus les voir et je suis arrivé à ne me les figurer que comme des symboles, sans leur figure humaine dont la pensée m'amollissait trop. Je ne voulais pas faiblir. 

» Quand on a un devoir il faut le remplir jusqu'au bout, et je voulais vivre pour ma femme et mes enfants. 

» C'est comme pendant le procès de Rennes où j'avais besoin de tant de force, eh bien ! je n'ai pas voulu relire mon journal de l'île du Diable, pour ne pas m'attendrir sur moi-même et conserver mon énergie. 

» Car — et il répète cola plusieurs fois de suite— quand on a résolu de faire son devoir, il faut aller jusqu'au bout !»

Et son bras martèle ces mots avec force. 

— Savez-vous, continue-t-il, ce qu'il y a de plus fatigant dans des luttes comme la mienne ? C'est la résistance passive. 

» Avoir lutté comme mon frère pendant cinq ans, c'est exténuant en effet ; mais au moins l'effort amène un résultat ; on bouge, on va, on crie, mais on agit : tandis que la résistance passive, qui a dû être la mienne est plus usante encore, plus déprimante, parce qu'elle exige l'effort de toutes les minutes de la vie sans exception d'une seule minute. C'est cela, avec l'absence de fraîcheur, qui m'a le plus usé. 

— Mais vous avez dû avoir des cauchemars terribles ? 

— Oh oui ! souvent ! Je les ai écrits dans mon journal, mais je ne saurais pas me les rappeler à présent. 

» Quand le gardien m'entendait parler haut, la nuit, il venait jusqu'au pied de mon lit écouter les paroles que je prononçais, pour les répéter le lendemain, dans son rapport au gouverneur. »

***

Nous approchions de Bordeaux ; le capitaine regarda de nouveau le paysage. 

— Oh ! les belles vignes ! s'exclama-t-il. Et continuant à parier doucement, les yeux errant sur la campagne, il dit : 

— C'est une douceur, un apaisement, quand le soir tombe ainsi. Voyez quel charme ont ces brumes légères qui enveloppent ces arbres ! 

— Qu'allez-vous faire à présent, capitaine ? 

— Je veux vivre seul avec mes enfants et ma femme, 

» Mes enfants sont ma plus grande joie sur la terre, désormais ; l'aîné se souvient, paraît-il, de moi. La plus jeune n'avait que quelques mois en 1894 ; je ne la connais donc pas. Je n'ai pas voulu les voir à Rennes, pour ne pas laisser dans leur jeune esprit l'image triste de la prison, car il ne faut pas attrister l'imagination des enfants. Mais je vais les voir dans deux jours avec une bien grande joie. 

» Je veux les élever moi-même, avec leur mère, faire leur instruction et leur éducation. 

». Quand mes enfants étaient petits, je me faisais une fête de causer avec eux, de les former dès le jeune âge. Malheureusement, les événements ne l'ont pas voulu. Mais j'espère me rattraper. » 

***

4 h. 38, Bordeaux. — Le voyage va-t-il se continuer aussi bien jusqu'au bout ? Pas tout à fait hélas ! La Gironde, a reçu de Rennes une dépêche annonçant que le capitaine Dreyfus est parti pour Nantes, et les confrères locaux en ont déduit qu'il allait descendre vers Bordeaux. Les voilà, en effet, qui cherchent à reconnaître le capitaine ; mais nous passons vite parmi la foule, et M. Mathieu Dreyfus seul est reconnu.

Nous entrons immédiatement à l'hôtel Terminus, qui ouvre sur le quai de la gare, et nous montons nous débarbouiller dans une chambre. 

Nous sommes brûlés. Tout l'hôtel est prévenu aussitôt, nous nous en apercevons à la mine des domestiques, qui nous dévisagent. 

Il faut pourtant dîner et continuer notre route.

Nous nous faisons servir dans un salon et nous dînons sous l'œil curieux du maître d'hôtel, très ému. Le capitaine, toujours rêveur répète : 

— Je ne comprends pas encore comment on a pu m'accuser d'un crime pareil !

Les agents de la Sûreté générale nous font savoir qu'ils nous attendent. Nos billets sont pris pour Cette. On dit au chef de gare que nous allons là nous embarquer pour l'Espagne, et nous espérons qu'il répandra-cette nouvelle pour détourner, les curiosités de la route. 

Mais c'est en vain : une centaine de personnes stationnent sur le quai, vis-à-vis la porte de l'hôtel Terminus. 

Le service de la Sûreté a l’idée de nous faire sortir dans la rue et pénétrer sur les quais par le chemin du public, qui est solitaire en ce moment. Ainsi faisons nous. La foule, surprise, a à peine le temps de nous voir monter dans nos compartiments, sans pouvoir distinguer celui que cherche sa curiosité. 

Cinq minutes encore nous restons là. 

La foule ne profère pas un seul cri. 0 signe des temps calmés ! Puis le train s'ébranle à sept heures 38, sans l'ombre d'un murmure. Seulement, à cinquante mètres de là, un employé de la gare crie : 

— Bravo

Tandis que, de l'autre côté du quai, une voix crie : 

— A bas Dreyfus ! 

Cela se balance. 

Désormais on savait donc que le train portait le capitaine Dreyfus. Et tout le long de la portière du lit-salon dont les stores étaient baissés, tranquillement étendu près de son frère, le capitaine essayait de dormir pour la première fois en liberté ! 

La nuit se passa bien. 

Et quand le matin, à cinq heures, nous revîmes le capitaine, il était reposé, content, heureux comme la veille, plus heureux même d'approcher du but final. 

Je n'ai pas encore dit que ce but était Carpentras où la famille Valabrègue possède une jolie propriété fort bien située, entourée d'autres propriétés amies et où M. Mathieu Dreyfus et Mme Lucie Dreyfus avaient résolu d'abriter le capitaine sitôt sa libération.

Il fait jour. Le soleil se lève au milieu des nuages empourprés de l'horizon. 

Je vais faire mes adieux au capitaine qui regarde par la vitre le merveilleux spectacle. Je mets la conversation sur son état d'âme d'aujourd'hui. Il me dit : 

— J'ai été la victime des idées, je n'en conserve aucune amertume, je n'ai pas de haine pour ceux qui m'ont fait tant de mal ; je n'ai pour eux que de la pitié. 

» Ce qu'il faut nous dire, c'est qu'il faudra que de pareilles choses ne se reproduisent jamais plus pour personne. » 

Je lui demande : 

— Savez-vous l'intensité des sentiments que votre malheur a fait naître ?  Vous savez que des gens vous haïssent, mais-vous savez qu'il en est beaucoup d'autres dont le cœur compatit à votre sort, ardemment. 

— Il ne faut pas se mettre en scène soi-même... Je représente aux yeux d'êtres sensibles une partie de la souffrance humaine, mais une partie seulement, et je me rends compte que c'est la bonté naturelle des êtres qui "s'émeut à ce symbole que je personnifie. 

— Vous allez demeurer à Carpentras ? 

— Qui, jusqu'à ce que je sois remis et bien reposé. 

» Je n'ai pas voulu aller à l'étranger, comme j'en aurais eu besoin. L'accueil qu'on eût pu m'y faire aurait eu l'air de représailles contre la patrie, et, je n'ai pu m'y décider. » 

Nous n'avions pas encore parlé de la grâce : il était temps d'y penser ! 

— Je n'ai pas demandé la grâce, dit-il, mais je l'accepte comme un allégement à ma douleur et à celle de ma femme, car nous avons bien besoin d'un, peu de répit. 

» Mais cette grâce n'enlève rien à mes résolutions de poursuivre ma réhabilitation. Je ne connais pas l'injure ni la menace, mais je ne connais pas non plus la faiblesse. Je parle de la faiblesse morale... Ne faut-il pas que l'âme domine le corps ? » 

Avignon. — Le train stoppe. Nous descendons tous. 

En-vingt pas, nous sortons de la gare. Deux landaus attendent. 

Un domestique prend les bagages. Le capitaine, M. Mathieu Dreyfus, M. Paul Valabrègue montent dans une voiture ; les inspecteurs de la Sûreté générale, dans l'autre. 

Nous échangeons une dernière poignée de main par la portière, et voilà le cortège historique qui disparaît bientôt sous les grands arbres... 

Jules Huret.

P.-S. — Carpentras est à vingt kilomètres d'Avignon. Ce matin, le préfet de Vauçluse a téléphoné au maire de Carpentras pour l'avertir que le capitaine Dreyfus était dans ses murs et le prier d'aviser aux mesures de police à prendre pour sa sécurité et le bon ordre. Le maire de Carpentras a répondu qu’il était assuré des bons sentiments de la majorité de la population à l’égard de la famille Valabrègue , très aimée dans le pays, et qu’il répondait de la tranquillité et de l’ordre. Je suis persuadé que le maire a pleinement raison. 

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Jules Huret

Ecrit par

Jules Huret

Jules Huret, l'un des pionniers du grand reportage, est à l'origine de nombreuses interviews, littéraires, mais aussi politiques. 

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