Interview

Affaire Dreyfus : « les caricatures dénotent par leur violence et leur nombre »

le 16/02/2023 par Bertrand Tillier, Jean-Marie Pottier - modifié le 15/03/2023

A l’image de l’onde de choc provoquée par l’événement, les caricaturistes ont croqué avec fougue le plus célèbre procès de la Belle Époque. Pour l'historien des images Bertrand Tillier, l'Affaire symbolise le rôle joué par le dessin dans les épisodes de fragilisation de la jeune IIIe République.

Largement libéralisée par la loi sur la presse de 1881, la caricature rythme les fièvres politiques qui agitent les premières décennies de la IIIe République. L'affaire Dreyfus ne fait pas exception, donnant lieu à un déchaînement de violence graphique pour et surtout contre l'officier injustement persécuté par l'armée.

Professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et auteur de nombreux ouvrages portant sur l'affaire Dreyfus ou sur le rôle de la caricature, Bertrand Tillier retrace comment cet événement a aussi opposé les dessinateurs.

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier

RetroNews : Un même dessin figure dans la plupart des manuels scolaires pour évoquer l'affaire Dreyfus : Un dîner en famille, publié par Caran d'Ache dans Le Figaro le 14 février 1898, avec ses célèbres légendes « Surtout ! ne parlons pas de l'affaire Dreyfus ! » et « Ils en ont parlé… », qui viennent illustrer un pugilat familial. Que nous raconte-t-il de l'Affaire ?

Bertrand Tillier : C'est un dessin évidemment devenu emblématique mais qui est aussi très singulier, à la fois dans la production de Caran d'Ache et dans la production caricaturale globale suscitée par l'Affaire. Je pense que son succès tient à la fois à son originalité (c'est un dessin en deux séquences très semblables, une sorte de jeu des sept différences) et au fait qu'il évoque la singularité de l'Affaire et la façon qu'elle a eu de diviser la société française jusque dans les familles sans entrer dans ses méandres judiciaires, dans la complexité des responsabilités et des hypothèses.

C'est le dessin d'un observateur amusé, qui s'adresse à un large public à l'aide d'un gag graphique et parle de l'Affaire dans ce qu'elle produit sans parler du fond.

Ce qu'il faut ajouter, c'est qu'évidemment Caran d'Ache n'est pas dreyfusard : il a la conviction que Dreyfus est coupable, donc n'éprouve pas le besoin d'entrer dans le débat central à ce moment-là, qui est celui de la culpabilité ou de l'innocence. Et il ne publie pas ce dessin dans Psst...!, le journal bien plus agressif qu'il vient de cofonder avec son confrère Forain et qui affiche en quelque sorte la couleur, antidreyfusarde, antisémite et nationaliste, de sa ligne éditoriale.

Ce dessin paraît un mois après la publication de « J'accuse… ! » par Émile Zola, à un moment de bascule de l'Affaire. Peut-on distinguer différentes périodes dans le traitement de cette dernière par les dessinateurs ?

Avant 1898, la caricature est assez discrète sur l'Affaire, parce qu'au fond la presse l'est aussi. C'est une sorte de bruit de fond qui ressurgit, mais il n'y a pas véritablement de passions. On s'intéresse à la figure de Dreyfus dans un sens événementiel, par exemple lors de sa dégradation, dont l'image emblématique n'est pas une caricature mais une gravure de reportage qui montre le moment où on brise son sabre.

En revanche, les années 1898-1899, celles de la marche à la révision, marquent vraiment un moment de cristallisation où la caricature est la plus enflammée, avec des jeux de dialogue et d'opposition qui montrent que les caricaturistes sont des acteurs à part entière du champ médiatique et que chaque camp mobilise ses troupes pour participer à ce qui est considéré comme un juste combat. La grâce de Dreyfus va ensuite marquer un coup d'arrêt, même s'il y aura quelques répliques, comme la panthéonisation de Zola en 1908, quand on voit ressurgir des caricatures évoquant l'Affaire et continuant de douter, dans le camp antidreyfusard, de l'innocence de Dreyfus.

Au début de l'affaire Dreyfus, La Libre parole illustrée montre son fondateur Édouard Drumont tenant l'officier par le pantalon en s'exclamant qu'il alerte les Français depuis « huit ans », soit la parution de son pamphlet « La France juive »
Au début de l'affaire Dreyfus, La Libre parole illustrée montre son fondateur Édouard Drumont tenant l'officier par le pantalon en s'exclamant qu'il alerte les Français depuis « huit ans », soit la parution de son pamphlet « La France juive »

« Le problème des caricaturistes dreyfusards est qu'ils sont toujours un peu dans la réponse à la critique antidreyfusarde parce qu'il est plus facile d'être contre que d'être pour. »

Le milieu des caricaturistes est-il lui aussi très divisé entre dreyfusards et antidreyfusards ?

Les caricaturistes de cette génération se sont encore formés à la peinture et à la gravure de beaux-arts mais se voient déjà comme des polémistes, comme des acteurs du débat d'opinion. Forain et Caran d'Ache s'associent donc avec Plon, à cette époque-là le grand éditeur de littérature conservatrice, pour fonder ensemble Psst...! : un hebdomadaire de quatre pages, entièrement dessiné, sans aucun texte à part la note d'intention qui l'inaugure, et dont les deux dessinateurs partagent l'espace éditorial.

En face, en réponse, les dreyfusards créent Le Sifflet, avec Léon Couturier comme dessinateur vedette, et dans une moindre mesure Félix Vallotton et Hermann-Paul. Pour ce faire, ils s'associent avec Pierre-Victor Stock, le grand éditeur de la littérature dreyfusarde, qui publie beaucoup de brochures pour faire valoir la vérité et obtenir justice. Pendant les années les plus vives de l'affaire, Psst...! et Le Sifflet occupent ce terrain de la satire et se répondent d'une édition à l'autre, au point de changer leur jour de sortie afin d’arriver à entrer en dialogue !

Deux versions de l’Affaire : pour l’antidreyfusard Forain (Psst…!), la justice bafoue l’armée, pour le dreyfusard Ibels (Le Sifflet), l’armée bafoue la justice, 1898
Deux versions de l’Affaire : pour l’antidreyfusard Forain (Psst…!), la justice bafoue l’armée, pour le dreyfusard Ibels (Le Sifflet), l’armée bafoue la justice, 1898

Peut-on dire qu'un camp domine l'autre ?

Le problème des caricaturistes dreyfusards est qu'ils sont toujours un peu dans la réponse à la critique antidreyfusarde parce qu'il est plus facile d'être contre que d'être pour. Être contre Dreyfus est en quelque sorte plus propice à une forme d'agressivité critique que d'être pour la justice, pour la réparation.

Il y a évidemment chez certains dreyfusards une part d'antimilitarisme, par exemple chez ceux très marqués à gauche et qui pour certains dessinent dans des organes proches de l'anarchisme, mais leur combat principal est la reconnaissance de l'innocence de Dreyfus. Il s’agit donc de faire en sorte que l'armée et la justice reviennent sur une décision, en prenant pour cible des personnalités précises, celles par exemple que cite Zola à la fin de « J'accuse… ! ». Leur position ne peut pas être la même que celle des antidreyfusards dont l'antisémitisme, l'antiparlementarisme et l'antirépublicanisme fonctionnent à charge, de manière structurelle et systématique.

Cela crée une espèce de déséquilibre et, dans une certaine mesure, de manque d'efficacité, dans l'argumentation des dessinateurs dreyfusards.

Quelles sont les personnalités les plus souvent ciblées par la caricature ?

Chez les uns et les autres, les victimes de l'image satirique ne sont pas les mêmes et surtout, pas de même nature par rapport à l'espace médiatique de l'Affaire. Du côté antidreyfusard, on attaque beaucoup Zola, le député Joseph Reinach et le sénateur Auguste Scheurer-Kestner – deux des principaux défenseurs de Dreyfus dans le monde politique –, le lieutenant-colonel Picquart, qui découvre les preuves matérielles de son innocence, Me Labori, son avocat, le grand-rabbin Zadoc Kahn... Dreyfus aussi, mais dans une moindre mesure, c'est un des paradoxes de l’Affaire : il en est le symbole, et l’absent.

Du côté des dreyfusards, on défend en recourant à des représentations, la justice, la République, qu'on cherche à incarner par des figures allégoriques. Et à défaut d'attaquer l'armée en tant qu'institution, on attaque les généraux Mercier et Zurlinden, ministres de la Guerre lors des premières années de l'Affaire, le général de Boisdeffre, chef d'état-major général de l'Armée, le lieutenant-colonel Henry, auteur des fausses preuves... On repère aussi une volonté de marquer la responsabilité au regard de l'opinion publique de journalistes ou de pamphlétaires comme Édouard Drumont, Henri Rochefort ou Ernest Judet.

La Vérité, caricature dreyfusarde publiée par Pépin dans Le Grelot, 19 décembre 1897
La Vérité, caricature dreyfusarde publiée par Pépin dans Le Grelot, 19 décembre 1897

Beaucoup de personnes ciblées par les antidreyfusards se retrouvent représentées sous forme d'animaux…

Animaliser son adversaire constitue un vieux langage de la caricature. Le caricaturiste Victor Lenepveu l'utilise beaucoup au travers d’une série d'affiches anti-Dreyfus intitulées Le Musée des horreurs. Celui qui est le plus touché par cela, c'est évidemment Zola, qu'on transforme souvent en cochon pour deux raisons. D'abord parce qu'il est vu comme l’inventeur de la « cochonnerie » naturaliste, c'est-à-dire d'une esthétique de la salissure, de l'ignoble, de la scatologie. Ensuite, le porc est frappé par un interdit alimentaire dans la loi mosaïque : faire de Zola un porc parmi les Juifs constitue donc une manière supplémentaire de le salir.

Un épisode du Musée des horreurs de Victor Lenepveu mettant en scène Zola en porc, novembre 1899
Un épisode du Musée des horreurs de Victor Lenepveu mettant en scène Zola en porc, novembre 1899

Quels sont les codes antisémites utilisés par les caricaturistes antidreyfusards ?

Il y a un fond culturel d'antisémitisme chrétien, de stéréotypes et de figures, fait de représentations immémoriales transmises pour certaines depuis le Moyen-Âge : le Juif est représenté de profil, le nez crochu, les yeux globuleux, les lèvres épaisses, les doigts déformés par l'avidité, etc. Ce fond est déjà actif avant l'affaire Dreyfus, par exemple durant le scandale de Panama, où il est appliqué à Joseph Reinach.

On essaie aussi de faire comprendre que le Juif est un apatride qui passe les frontières avec beaucoup d'aisance, puisqu’il ne serait attaché à aucune culture : Forain, par exemple, se déchaîne dans Psst...! sur le thème du Juif passeur de frontières parce qu'il parle ou est censé parler l'allemand, parce qu'il appartient à un monde germanique, parce que c'est un errant – c'est, en quelque sorte, la face noire de la légende du Juif errant.

L'Affaire est souvent citée comme un grand moment de l'émergence de la figure de l'intellectuel en France. Peut-on assimiler ces caricaturistes à des intellectuels ?

La définition de l'intellectuel est vaste et devrait être raffinée. Mais si on s’en tient à une définition simple, et peut-être réductrice, c'est quelqu'un qui agit sur l'opinion publique et pense que son action va inciter ceux auxquels il s'adresse à réfléchir, à prendre une position critique et à l'assumer en tant que citoyen. De ce point de vue-là, en effet, le dessinateur constitue une forme d'intellectuel, tel que Christophe Charle en a montré l'émergence dans les années 1890. Cela est d'ailleurs confirmé par le fait que beaucoup de ces dessinateurs sont parfaitement intégrés dans des milieux qui outrepassent les limites de leur cercle professionnel : ils sont proches de journalistes, de patrons de presse, d'éditeurs, d'écrivains...

Si l'on regarde le champ des dessinateurs dreyfusards, c'est, à certains égards, ce qu’on pourrait appeler « le milieu Zola ». Symétriquement, les antidreyfusards se rassemblent autour de personnalités comme celles d'Édouard Drumont, Maurice Barrès ou François Coppée, qui passent justement pour ceux qui vont s'opposer à la figure de l'intellectuel dreyfusard, vont en critiquer et défaire la stature, en s’érigeant elles-mêmes en autorités morales.

Ces dessins circulent-ils en dehors de leur source d'origine ?

Absolument. L'une des vertus du dessin satirique, c'est d'être décliné. Des dessins produits pour la presse fournissent le motif de cartes postales ou d'affiches. Des lecteurs créent ce qu'on appelle des « recueils factices », en découpant des dessins dans la presse et en les collant dans des albums ou dans des cahiers, de la même manière que des dessinateurs et éditeurs les reprennent pour en faire des volumes vendus en librairie. Il existe une volonté d'anthologie graphique et de remise en récit cassant le rapport de quotidienneté à un objet censé être rapidement périmé.

Une carte postale dreyfusarde mettant en scène les officiers coupables de la persécution de Dreyfus, signée Couturier, circa 1898
Une carte postale dreyfusarde mettant en scène les officiers coupables de la persécution de Dreyfus, signée Couturier, circa 1898

Dès 1898 d'ailleurs, un journaliste et historien, John Grand-Carteret, publie un recueil intitulé L'Affaire Dreyfus et l'image...

John Grand-Carteret n'est ni dessinateur ni éditeur : c'est un amateur d'images imprimées, d’images de masse, qui a publié une œuvre considérable reposant sur des compilations de dessins autour de grandes figures (Zola) ou d'épisodes médiatiques (l’Affaire). Il a le pressentiment que la caricature dit des choses, constitue un langage, appartient pleinement à la culture médiatique et à une forme de journalisme, et qu'il faut donc la prendre au sérieux et la constituer en source.

Existe-t-il des caricaturistes dont la postérité, à l'image de ce qui a pu se produire pour Zola et « J'accuse… ! », est indissociable de leur rôle dans l'Affaire ?

Pour que cela joue de la même manière, il faudrait que les productions des caricaturistes aient en quelque sorte, à un moment ou à un autre, le poids d'une œuvre au sens de celle de Zola. Pour ce dernier, la postérité inscrit « J'accuse… ! » dans un au-delà qui fait que sa tribune n’est simplement un article d'intervention mais un texte appartenant à son œuvre, avec la fin des Rougon-Macquart d’un côté, et les cycles romanesques des Trois Villes et des Quatre Évangiles, de l’autre.

Or, symboliquement, la production des caricaturistes ne fait pas œuvre, au mieux est-elle archivée. Elle est très rapidement périmée, oubliée, parce que la presse publie au jour le jour. Il est très rare que les dessinateurs puissent être l'auteur d'une œuvre : pour eux, la notion d’œuvre se joue plutôt du côté des beaux-arts et de pratiques comme la peinture ou la gravure.

 

De plus, « J'accuse… ! » est un texte ayant valeur de réquisitoire, qui veut influer sur le cours de l'événement, là où les dessinateurs de presse sont plutôt dans le commentaire ou la polémique, qui n'ont pas la même portée. Aucun ne sera d'ailleurs inquiété par la justice ou poussé à l'exil comme Zola le sera à la suite de la publication de « J'accuse… ! ».

En revanche, certains dessinateurs vont changer de camp après l'Affaire. Henry-Gabriel Ibels, par exemple, grand défenseur de la cause de Dreyfus, devient antisémite au tout début du XXe siècle parce qu'il considère dans un autre contexte, celui de la défense du droit d'auteur, qu'il est exploité par les Juifs qui profitent de son talent en spéculant sur son œuvre. Dans l'autre camp, Forain, sans se dédire complètement quant à son antidreyfusisme, explique dans les années 1920 que les Juifs ont été très patriotes durant la Grande Guerre. Il transforme donc l’affaire Dreyfus en une parenthèse close.

Au final, comment peut-on resituer ce traitement en caricatures de l'affaire Dreyfus par rapport à d'autres poussées de fièvre de la IIIe République ?

L'Affaire s'inscrit dans ces moments de fragilisation de la République et de cristallisation de l'antirépublicanisme, où la culture de masse, la presse, la caricature, ont joué un rôle important. Là où elle dénote par rapport au scandale de Panama, au boulangisme ou au scandale des décorations, c'est dans la violence et par la massivité des images et de leurs légendes. La violence provient du fait que ces objets sont conçus pour heurter, blesser, électriser. La massivité est liée au fait que dessinateurs et éditeurs créent des journaux, montent les tirages et inventent des manières de décliner les images sur des supports différents.

Elle est aussi liée à ce que tous les organes de presse sont concernés : partout dans l’espace social, il y a des pamphlets, des comptes rendus, des tribunes... mais aussi des dessins. Et cette inflation crée évidemment un phénomène de densité qui affecte de façon inédite le dessin de presse dans ces circonstances-là.

Bertrand Tillier est notamment l'auteur de La Républicature. La caricature politique en France, 1870-1914 (1997), Cochon de Zola ! ou les infortunes caricaturales d’un écrivain engagé (1998), Émile Gallé, le verrier dreyfusard (2004) et de Les artistes et l'affaire Dreyfus, 1898-1908 (2009). Il vient de publier La disgrâce des statues. Essai sur les conflits de mémoire, de la Révolution française à Black Lives Matter (Payot).

Pour en savoir plus :

Christian Delporte, « Images d'une guerre franco-française : la caricature au temps de l'Affaire Dreyfus », in : French Cultural Studies, vol. 6, no. 17, 1995

Pierre-Olivier Perl, « Caricature et opinion : une influence réciproque », in Michel Denis, Michel Lagrée et Jean-Yves Veillard (dir.), L'affaire Dreyfus et l'opinion publique, en France et à l'étranger, Presses universitaires de Rennes, 1995

Bruno de Perthuis, « Images de la justice au temps de l'affaire Dreyfus », Sociétés et représentations, no. 18, 2004

Guillaume Doizy, « Édouard Drumont et La Libre parole illustrée : la caricature, figure majeure du discours antisémite ? », Cahiers d'histoire, no. 135, 2017