Interview

« Lèse-majesté » : une petite histoire de la caricature présidentielle

le 28/02/2023 par Guillaume Doizy, Jean-Marie Pottier
le 17/02/2023 par Guillaume Doizy, Jean-Marie Pottier - modifié le 28/02/2023

De Louis-Napoléon Bonaparte à Emmanuel Macron, l'historien Guillaume Doizy décrypte comment les caricaturistes se sont attelés à la difficile tâche de croquer nos vingt-cinq présidents de la République.

De 1848 à nos jours, la France a connu quatre républiques et vingt-cinq présidents différents, certains réduits à inaugurer les chrysanthèmes, d'autres accaparant un maximum de pouvoirs. Une succession tumultueuse que les caricaturistes n'ont pas manqué de restituer. 

De la petite taille de Thiers au gigantisme de De Gaulle, de la retenue face aux tragédies de certains présidents à la résurgence d'une satire violente, l'historien Guillaume Doizy analyse les logiques et les défis de la caricature présidentielle.

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier

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RetroNews : Pour étudier la façon dont une personnalité, un président par exemple, est caricaturée, vous employez deux concepts : la carrière caricaturale et l'identité caricaturale. Que signifient-ils ?

Guillaume Doizy : Quand on s'intéresse à une personnalité politique, il y a un moment où on la voit apparaître dans la caricature : c'est le début de sa carrière caricaturale. Cela nécessite de s'intéresser à la presse nationale mais aussi à la presse satirique de province, très dynamique depuis le milieu du XIXe siècle – un Jaurès, par exemple, est très tôt caricaturé dans la presse de la région de Castres alors qu'il faut attendre une bonne quinzaine d'années pour trouver l'équivalent dans la presse nationale.

Après se pose la question de la cible : c'est l'identité caricaturale, c’est-à-dire comment le double caricaturé d'un personnage politique se fixe chez les dessinateurs. Elle est déterminée par les crises que rencontre cette personnalité politique mais aussi par le fait que les dessinateurs qui s'en emparent voient leur invention suffisamment diffusée pour que s'opère une cristallisation : des caractéristiques physiques ou morales, un objet ou un symbole, peuvent alors se fixer, mais aussi évoluer au fil des décennies.

De Gaulle, par exemple, a commencé sa carrière caricaturale dans une période très particulière, la Seconde Guerre mondiale. Il est totalement inconnu médiatiquement quand il devient sous-secrétaire d'Etat en juin 1940 et part en exil à Londres quelques semaines après. Là, il y a un black-out sur son image jusqu'à la Libération : dans les rares caricatures qui circulent, il est souvent identifié par son nom ou par la croix de Lorraine, car sinon on ne le reconnaîtrait pas. La Libération marque un changement de paradigme médiatique : son image est massivement diffusée sous forme de photos ou dans les actualités cinématographiques et les dessinateurs – et le public – découvrent enfin son visage. Il inonde alors la caricature, d'autant que les dessinateurs de la Libération sont tous gaullistes et participent de son récit héroïque. Ils le représentent en géant : soudain, sa taille devient une métaphore de sa grandeur politique.

Le retour de De Gaulle en France, France-Soir, 1944

Par sa jeunesse, son origine familiale et la conclusion de son mandat qui débouche sur l'établissement du Second Empire, le premier président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte (1848-1851), est une exception à bien des égards. Comment a-t-il commencé sa carrière caricaturale ?

Louis-Napoléon Bonaparte est très nouveau en 1848 d'un point de vue médiatique puisqu'il a été emprisonné, a vécu en exil et ne revient en France que quelques semaines avant l'élection présidentielle : son irruption dans la caricature est donc extrêmement soudaine. On a d'ailleurs du mal parfois à le reconnaître, de même que son principal adversaire, Cavaignac : les caricaturistes n'ont jamais rencontré les candidats et doivent s'appuyer sur des illustrations et des portraits diffusés par d'autres médias. 

Ce qui est intéressant, c'est qu'il a relativement peu de moyens par rapport à Cavaignac, qui utilise abondamment la basse caricature politique et la puissance de l'État contre lui. Il existe tout un tas de caricatures, sous la forme d'un journal satirique publié par l’éditeur Hetzel, La Revue comique à l’usage des gens sérieux, ou de feuilles volantes soutenues et diffusées par l'État auprès des préfets, où Louis-Napoléon Bonaparte est représenté comme alcoolique, comme tout petit par rapport à son oncle, animalisé en âne... Cavaignac, à l'époque, était persuadé que ces caricatures allaient avoir un impact sur la population et allaient lui permettre d'écraser Louis-Napoléon. Cela n'a pas du tout été efficace puisque ce dernier remporte l'élection du 10 décembre 1848 avec 74 % des suffrages. On voit bien, déjà, le décalage entre la foi dans le pouvoir des images et le fait que l'histoire ne suit pas la caricature.

« Le triomphe pour rire », caricature publiée par Bertall dans Le Journal pour rire, 1848
« Le triomphe pour rire », caricature publiée par Bertall dans Le Journal pour rire, 1848

Une fois l'élection passée, on est beaucoup moins dans ce type d'invectives et il y a une forme d'adoucissement, un respect républicain. La caricature a du mal à envisager que Louis-Napoléon Bonaparte puisse, à un moment donné, être un vrai danger pour la Constitution et se montre assez complaisante avec lui. Les dessinateurs comme Daumier ont plutôt peur, après les fameuses journées révolutionnaires de juin 1848, des socialistes ou des féministes. La caricature se rattrapera, bien sûr, avec la fin du Second Empire, mais ce sont alors des dessinateurs qui ont subi vingt ans d'Empire et de privation de liberté d’expression.

Avec Louis-Napoléon Bonaparte, Emmanuel Macron est finalement un des rares présidents à être entré dans la « carrière » caricaturale peu de temps avant son élection...

Il vient du privé et a alors eu une existence politique assez courte, d'autant qu'il a été ministre de l'Économie, un poste qui fait rarement l'objet d'un ciblage très soutenu. De plus, c'est un personnage assez lisse, donc il a été compliqué pour les dessinateurs de presse de saisir son visage et d'arriver à trouver un point faible. En comparaison, Nicolas Sarkozy était formidable puisque lui-même, tous les jours, sortait une petite phrase, avait des complexes, avait le côté « association avec les riches », etc. Macron est un jeune premier qui débarque mais finalement, il y a une telle surmédiatisation aujourd'hui que ce n'est pas un problème. Il n'y a plus le vide médiatique qui pouvait exister sous la IIe ou IIIe République.

Avant la Ve République, on a souvent l'impression que les présidents laissent peu de traces dans l'histoire. Qu'en est-il de leur trace dans la caricature ?

Sous la IIIe République, la présidence est presque une fonction de second plan, de représentation. Elle s'installe dans la difficulté et le premier président réellement républicain, le modéré Jules Grévy (1879-1887), est confronté à une caricature de droite et d'extrême droite qui pense encore que la République peut être mise à terre. Il fait vraiment l'objet de caricatures très dures, qui en font un révolutionnaire, un soutien de la France « enjuivée » ou « maçonnique ». Les dessinateurs de droite s'amusent de l'amitié particulière qu'il éprouverait pour un canard de l'Élysée et cela devient un motif répétitif pour le ridiculiser et en faire un benêt.

Jules Grévy et son canard Bébé, caricaturés par Manuel Luque, Le Monde Parisien, 1884
Jules Grévy et son canard Bébé, caricaturés par Manuel Luque, Le Monde Parisien, 1884

Un de ses lointains successeurs, Émile Loubet (1899-1906), se prend dès les premières semaines de sa présidence, en pleine affaire Dreyfus, un coup de canne sur la tête par un nationaliste à l'hippodrome d'Auteuil. La caricature se trouve un os à ronger et le représente désormais avec un chapeau cabossé. Et les dessinateurs ont une mémoire : même Cabu, quand il dessine une fresque pour évoquer les présidents de la République à la fin des années 1990, met sur la tête de Loubet ce chapeau cabossé.

Le chapeau cabossé du président Loubet, vu par le dessinateur antidreyfusard Caran d’Ache, Le Figaro, 1899

Quatre présidents sont décédés en fonction : Sadi Carnot et Paul Doumer, respectivement assassinés en 1894 et 1932, Félix Faure, mort brutalement en 1899, et Georges Pompidou, mort d'une longue maladie dissimulée au public en 1974. Les caricaturistes ont-ils osé s'attaquer à leur destin ?

Félix Faure, très pâle et qui a fait l'objet de peu de caricatures, meurt dans des circonstances scabreuses puisqu'il se trouve en compagnie de sa maîtresse. Il se produit un phénomène très intéressant : alors que la presse est très libre depuis 1881, aucun texte et aucun dessin n'évoque ce fait – aucun. Il y a une espèce de retenue sur la mort des présidents : une fois qu'un président est mort, on ne l'accable plus. La caricature évoque très peu leur mort, même brutale : on caricature éventuellement l'auteur de cette mort mais comme à chaque fois ce sont des auteurs de second plan, il n'y a pas beaucoup de caricatures à faire.

Cette règle est restée valable jusqu'à, en gros, Georges Pompidou et la résurgence d'une satire radicale de la maladie et de la mort avec L’Hebdo Hara-Kiri, après sa célèbre une « Bal tragique à Colombey – 1 mort » lors de la mort de De Gaulle, puis Charlie Hebdo.

Certaines caricatures présidentielles provoquent-elles des poursuites judiciaires ou des menaces de censure ?

Dès la première présidence, un dessinateur, Charles Vernier, écope de deux mois de prison pour une caricature représentant Louis-Napoléon voulant renverser la Constitution. La censure se montre très rigoureuse avant 1881 : il faut par exemple aller à l'étranger pour trouver des caricatures du troisième président, Patrice de Mac Mahon (1873-1879), et des périodiques anglais, comme Punch, qui le représentent sont interdits de diffusion en France.

« N'ayez pas peur Madame ! Ils peuvent se blesser entre eux mais si on me laisse faire, ils ne pourront pas vous faire de mal ! » : le monarchiste Mac Mahon pose en protecteur de Marianne, Punch, 1874
« N'ayez pas peur Madame ! Ils peuvent se blesser entre eux mais si on me laisse faire, ils ne pourront pas vous faire de mal ! » : le monarchiste Mac Mahon pose en protecteur de Marianne, Punch, 1874

S'il y a ensuite peu de dessinateurs condamnés, et s'ils le sont généralement pour outrage à l'armée, on assiste aussi, par exemple, à des tensions très fortes entre un journal satirique, Le Chambard socialiste, et le président Jean Casimir-Perier (1894-1895), qui se concluent sur l'emprisonnement du rédacteur en chef. On voit également dans les archives de la préfecture de police de Paris, que des policiers sont envoyés régulièrement contrôler les murs, notamment lors de l'affaire Dreyfus : on relève les affiches qui mettent en cause le président de la République, on les lacère, on les déchire… 

Plus récemment, en 1976, Valéry Giscard d'Estaing, qui avait dit que jamais il ne censurerait la presse et la caricature, s'est arrangé pour faire interdire un jeu de cartes, le « Giscarte », imaginé par un petit éditeur de Nancy et qui le représentait en homme préhistorique, en Vercingétorix... L'éditeur avait envoyé un exemplaire par courtoisie à l'Élysée et a très vite reçu un courrier lui interdisant de publier ce jeu au nom d'un usage commercial abusif de l'image du président. Cela s'est fini par un procès couvert par la presse internationale : c'est parce qu'il y a eu cette susceptibilité présidentielle que le jeu a été largement diffusé et qu'on le trouve très facilement sur Internet aujourd'hui !

« Retour en arrière – Casimir-Perrier président de la République… Ça me rappelle Louis-Philippe ! », Le Chambard socialiste, 1894

Quels registres trouve-t-on dans la boîte à outils du caricaturiste présidentiel ?

Le physique est quand même la première approche puisque le caricaturiste doit caractériser sa cible pour qu'elle soit reconnue. Vincent Auriol (1947-1954), qui a perdu un œil à l'enfance et porte un œil de verre, voit les dessinateurs qui lui sont hostiles accentuer son dimorphisme facial. On retrouve aussi des « trucs » de dessinateurs à un siècle d'écart, comme le jeu sur la petite taille d'Adolphe Thiers (1871-1873) et Nicolas Sarkozy (2007-2012), qui ne l'assumaient pas. Mais il faut que le trait physique, à un moment donné, soit perçu comme une vraie faiblesse politique pour que ça marche : cela a été le cas, par exemple, d'Armand Fallières (1906-1913), qui a vu les dessinateurs opposés à la République accentuer son embonpoint pour appuyer le fait qu'il s'intéressait peu aux enjeux politiques et préférait aller boire et manger. 

Thiers au bras de Marianne, représenté par le caricaturiste Alfred Le Petit, Le Grelot, 1873
Thiers au bras de Marianne, représenté par le caricaturiste Alfred Le Petit, Le Grelot, 1873

Les présidents peuvent aussi être caricaturés sous la forme d'un animal, avec une très grande diversité qui correspond à celle des situations politiques, ou se voir affublés d'un attribut, mais il y en a assez peu qui, comme le képi à deux étoiles de De Gaulle, sont restés de manière pérenne. Il n'y a rien de simple et d'évident pour les dessinateurs à représenter un président s'il n'y a pas la bonne crise au bon moment. Notamment sous la IIIe République où on reste avec des personnages de second plan tandis que les présidents du Conseil, eux, changent souvent et ne peuvent être ciblés que sur un temps beaucoup plus court.

Casimir-Périer représenté en chien par Chanteclair dans La Libre parole illustrée, l'un des journaux réactionnaires de Drumont, 1894
Casimir-Périer représenté en chien par Chanteclair dans La Libre parole illustrée, l'un des journaux réactionnaires de Drumont, 1894

La multiplication des images disponibles, avec la popularisation de la photo, de la télévision, puis d'internet, a-t-elle changé quelque chose à la représentation caricaturale du président ?

Ce qui change, c'est que les moyens de la satire visuelle changent. Par exemple, pour le Bébête Show sur TF1, il fallait attribuer un animal à chaque homme politique de manière durable, ce qui était quand même assez inédit. Mais surtout, il y a eu une plus grande proximité entre la représentation et le public au travers de l'imitation de la voix par les humoristes, de la façon dont ils arrivent à faire vivre un personnage.

Depuis trente, quarante, cinquante ans, la caricature dessinée est complètement déclassée par ces marionnettes, par les one-man shows, par les films d’animation satiriques qui ont pu être produits, sur Sarkozy notamment. Il existe donc d'autres moyens de jouer sur les personnalités des présidents, plus troublants pour eux que le dessin : la caricature peut certes être méchante mais manipuler la voix ou le mouvement du corps constitue une forme de réalisme plus grand et la personne en question peut vraiment se demander si le gros de son image ne lui échappe pas totalement. 

Même si, on le sait très bien maintenant, la caricature n'a pas d'impact sur la vie politique : lors de l'élection de Jacques Chirac, on s'est demandé si le fait d'en avoir fait un personnage un peu benêt ne l'avait pas dédramatisé et aidé à son élection mais rien ne le démontre, et Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur extrêmement dur et énormément caricaturé, a quand même été élu. Il y a une sensibilité des politiques à la manière dont leur image est représentée mais plus liée à une espèce d'orgueil personnel qu'à une inquiétude sur son poids politique.

Spécialiste de l'histoire du dessin de presse, Guillaume Doizy a publié plusieurs ouvrages sur le traitement dont ont fait l'objet les hommes politiques, dont Marianne dans tous ses états. La République en caricature de Daumier à Plantu (avec Jacky Houdré, 2008), Bêtes de pouvoir. Caricatures du XVIe siècle à nos jours (avec Jacky Houdré, 2010) et Présidents, poil aux dents. 150 ans de caricatures présidentielles ! (avec Didier Porte, 2012). 

Pour en savoir plus :

Guillaume Doizy, « Du “chapeau cabossé” de Loubet au “pif” du général de Gaulle, l'identité et la carrière caricaturales des présidents de la République française », in: Sociétés et représentations, no. 36, 2013

Guillaume Doizy et Pascal Dupuy, « De 1848 à nos jours : le président de la République face à son double caricatural », in: Cahiers d'histoire, no. 131, 2016

Pierre Allorant, Alexandre Borrell et Jean Garrigues (dir.), Deux siècles de caricatures politiques et parlementaires, Artois Presses Université, 2019