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« L’Œuvre », chroniquer le quotidien pendant la Drôle-de-guerre

le par - modifié le 09/11/2023
le par - modifié le 09/11/2023

Entre fin 1939 et l’armistice du printemps 1940, L’Œuvre est encore un journal de gauche, critique et ironique, qui continue de publier reportages, colonnes et chroniques au milieu du désastre. Avant de basculer irrémédiablement dans la collaboration.

« L'article de notre excellent ami G. de la Fouchardière avait été écrit avant les événements d'hier et n'était donc plus adapté aux circonstances. Nous nous sommes trouvés d’accord avec la censure – une fois n’est pas coutume – pour estimer qu’il était inopportun. »

En ce début du mois de septembre 1939, les pages du quotidien L’Œuvre se parsèment d’encadrés blancs, de contenus vides : la censure sévit.

Depuis l’entrée en guerre de la France le 3 septembre, les journaux d’information essaient de ne pas consacrer unilatéralement leurs pages aux nouvelles internationales et, aussi, à cette déjà fameuse Drôle-de-guerre. Ils essaient, de plus, de continuer si ce n’est à rire, au moins à sourire. Le quotidien L’Œuvre en est un bon exemple, et c’est l’un des intérêts de lui consacrer un article en cette période particulière. Nous allons donc livrer un aperçu de ce qui s’y écrit en ces mois allant de septembre 1939 à mai 1940, en nous focalisant sur les genres journalistiques non guidés directement par l’information politique française et internationale, ou, tout du moins, qui ne l’abordent que de biais.

Premier élément saillant : l’usage du genre journalistique de la chronique, particulièrement conviée en ces mois spéciaux. La chronique se prête en effet parfaitement au décalage d’avec l’actualité, ou à l’expression d’une liberté de parole, dont, par exemple, la toujours revêche Madeleine Jacob (1896-1985) compte bien continuer à user le temps qu’il lui sera permis. Célèbre chroniqueuse judiciaire et reportrice, celle-ci tient alors une chronique intitulée « Y a d’l’abus… ». Le 7 septembre, son article prend des airs de « courrier du lecteur », et >moque la réflexion de l’un d’entre eux :

« Enfin, un lecteur abonné nous signale l'irrégularité avec laquelle depuis jours L’Œuvre lui parvient. Les Messageries Hachette ne seraient-elles point responsables de cet état de choses ?

— Non, Monsieur. Mais sans doute avez-vous eu vent de certaine tension européenne qui a privé brusquement les Messageries Hachette et bien d’autres organisations, d'une partie de leur personnel.

Tout cela se tassera, comme on dit, Monsieur. Mais, un peu de patience, que diable, à la guerre, comme à la guerre, pour une fois, convenez avec nous, c'est bien le cas de le dire. »

Madeleine Jacob s’amuse, ironise, use du sarcasme plus qu’elle ne l’a jamais fait. On peut même avancer qu’elle force le trait. Il faut informer, certes, mais il faut, aussi, divertir, dégager l’esprit des lecteurs de l’atmosphère pesante et angoissante qui est désormais devenue leur quotidien.

En outre, Madeleine Jacob n’a pas laissé son esprit critique politique acéré aux portes perturbées de ce journal désormais soumis à la censure, contraint brusquement par les événements. Dès qu’elle en a l’occasion, elle critique férocement des comportements nés de la nouvelle situation connue par le pays. Ainsi le 19 septembre s’en prend-elle aux commerçants qui ont fermé boutique, sous prétexte d’un fils aux armées :

« Répéter souvent : Voilà ce qu'il faut faire, et voilà ce qu'il ne faut pas faire. Ici est le devoir, et là le manquement au devoir, ça vous donne un air pimbêche infiniment lourd à porter. Mais comment ne pas réagir devant ce qui s'offre chaque jour à nos yeux et à notre jugement ?

Je passais tout à l'heure devant une importante maison de confection. Sur ses vitrines brouillées au blanc d'Espagne, un écriteau :

Maison française
Fils aux armées
Fermée jusqu'à nouvel ordre...

Je ne sais pas jusqu'à quel point le fils intervenait dans la marche de la maison, ni même s'il intervenait le moins du monde. En tout cas il n'était pas seul, le père menait la barque avec un personnel féminin. Les rayons n'étaient point vides de marchandises. Les collections d'hiver, les lainages de toutes sortes, des pull-over, des fourrures s'étalaient dans les vitrines. Or, ce stock est toujours là, malgré les volets clos. Le personnel a été brusquement privé d'un travail qui pouvait continuer de le faire vivre.

Cette maison dont je vous parle n'est pas la seule à avoir choisi cette solution facile et, croyez-moi, pleine d'avenir. Je sais que certaines industries, certains commerces n'ont plus de débouchés, mais ce n'est pas le cas de ces maisons-là.

Sait-on qu'à Paris, des fabricants non mobilisés d'objets actuellement fort demandés, ont momentanément cessé de vendre, attendant pour se manifester à nouveau que les prix soient en hausse ?

On a connu ça, lors de l'autre guerre. On a connu cette forme de mercantilisme qui attendit patiemment son heure pour se manifester avec éclat. C'est ainsi que naquirent les « profiteurs de guerre ».

A bon entendeur… »

Autre chroniqueur régulier, l’avocat Alexandre Zévaes (1873-1953) s’empare quant à lui de « L’histoire anecdotique », intitulé de sa chronique qui relate des événements parfois offerts en miroir au contexte présent. Le 24 septembre, il traite de « L’inondation de 1914 » en Belgique, qui « provoqua la déroute et la noyade des troupes allemandes ». Le 7 novembre, c’est en revanche « Victor Hugo et les États-Unis d’Europe » qui l’occupe, et, le 30 avril 1940, il disserte sur un livre de souvenirs de P.-B. Gheusi, Leurs Femmes, c’est-à-dire les « >Egéries de la Ille république et les parvenues du régime ». On est éclectique, en ces mois de la Drôle-de-Guerre…

Deux autres collaborateurs réguliers tiennent aussi chronique, mais à l’intitulé non figé. La journaliste Germaine Decaris (1899-1955), connue pour ses reportages comme pour ses articles dans différents périodiques, est l’un d’entre eux. Le 9 septembre, elle signe un « Ailleurs », qui s’occupe d’astronomie, et, le 19 septembre, ce sont des « Souvenirs de la Sarre… », datant de 1927, qui constituent le contenu de son article. Y faut-il y voir une leçon distillée pour le présent dans lequel elle écrit ? Rien n’est moins sûr.

L’autre est le romancier, essayiste et biographe, journaliste, critique littéraire, André Billy (1882-1971). Le 23 septembre, il débute sa chronique par des mots vifs et à l’accent pamphlétaire :

« D'où naissent les bruits absurdes qui circulent ? Vraisemblablement d'une organisation secrète, composée d'intellectuels désœuvrés et pervers, qui se sont donné pour mission d'exalter, d'exaspérer la bêtise de leurs contemporains en lui fournissant l'aliment quotidien de fables idiotes.

Pour ceux qui en sont les inventeurs, le succès de ces extravagantes insanités doit être un spectacle bien doux. Leur mépris de la pauvre espèce humaine en doit être délicieusement flatté. »

Il y traite d’un croque-mort, qui « racontait partout dans la bonne ville de Nantes que des cadavres de soldats nantais avaient été ramenés secrètement du front en avion et qu'ils attendaient dans un hôpital le moment d'être inhumés ».

On l’aura compris : cette anecdote n’est en fait qu’un truchement pour la formulation d’une critique acerbe de la rumeur qu’on a pu lire ci-dessus. Et André Billy s’insurge en conclusion des « informations controuvées » qui circulent ; mais néanmoins invite à en rire, car « c’est, plus que jamais, le moment de rire des imbéciles ». Nous le constatons à l’occasion de cet aperçu sur ce journal.

Le 17 novembre, la chronique d’André Billy continue à s’intéresser à la nouvelle société française, aux transformations conjoncturelles qu’elle subit. Ce jour-là, il traite du « divorce et la guerre », sujet qu’il avait déjà abordé antérieurement :

« Je suis loin d'avoir épuisé le thème du mariage et du divorce dans leurs rapports avec la guerre. Sans faire du pessimisme systématique, on peut bien dire que la guerre met souvent à rude épreuve la fidélité des conjoints... Mais ceci est un mal contre lequel le législateur est aussi impuissant que le moraliste, et, par conséquent, que le journaliste. »

Sourire, toujours… En ces mois de Drôle-de-Guerre, ce qui est remarquable, c’est la multiplicité des sujets abordés par ces divers collaborateurs – multiplicité des sujets à laquelle correspond parfaitement le genre journalistique de la chronique. Le 3 avril 1940, c’est par exemple un tout autre sujet qui occupe André Billy, celui du chauffage central, lequel « nous a rendus trop sensibles aux variations du thermomètre. Là où nos pères se contentaient de chauffer une pièce ou deux, nous nous assurons la même température dans les corridors, dans les chambres inhabitées et jusque dans les petits endroits. Nous voulons avoir chaud partout et tout le temps ». Parfois, les époques dissemblables s’entrechoquent…

Si la chronique détient de la vigueur en cette période, les autres genres journalistiques n’en sont bien entendu pas pour autant abandonnés. Le début de la Drôle-de-Guerre n’entraîne pas, par exemple, la fin du genre journalistique du reportage, et les mois suivants le verront encore bien actif. Dans L’Œuvre, le reportage permet de dresser les portraits d’individus dont la vie a été bouleversée par l’entrée en guerre de la France.

Auguste Nardy, également journaliste au Canard enchaîné, remplit comme d’autres cet office. Il réalise pour l’édition du 19 septembre un reportage sur les clochards de Paris, « des Halles à la place Maubert » :

« La guerre a complètement bouleversé leurs habitudes, à ces pauvres clochards. Autrefois, ils se levaient tôt et se couchaient à la nuit tombée ; et voilà que maintenant les nouvelles heures d'ouverture des Halles les obligent à traîner l'après-midi leurs savates fatiguées autour des pavillons.

Après quoi, ils regagnent les abords de la ‘Maub’ où ils tiennent depuis longtemps leurs quartiers. »

Le 2 mars 1940, le même reporter se préoccupe des familles où le père et le fils sont mobilisés. Il conclut :

« Nous estimons – et nous l'avons déjà dit – que lorsque le père et le fils sont mobilisés, la place du père est au foyer. Et nous demanderons à l'autorité militaire d'examiner une fois de plus cette question et de lui donner la juste solution qu'elle comporte. »

En ce mois de mars 1940, L’Œuvre souhaite faire entendre la voix du peuple, s’attacher à la vie métamorphosée et souvent altérée de ses concitoyens.

Autre collaborateur régulier, le journaliste et auteur dramatique Pierre Rocher (1898-1963), qui, le 26 septembre, brosse le portrait d’une femme en train de vendanger. Ce reportage est l’occasion de traiter du cas spécifique de la femme, qui se retrouve seule face à l’immensité du labeur à accomplir :

« S'en va Madeleine sous son chapeau, avec ses ciseaux, son panier, son pauvre cœur mal accroché en répétant : ‘C'est trop grand, mon Dieu, où faut-il prendre le commencement ?’

— Eh ! Madeleine, où ton homme est-il allé ?

— Les militaires sont venus le chercher. »

Un mois et demi après, le 5 novembre, dans sa rubrique « Hors d’œuvre » mentionnée en début de notre article, G. de la Fouchardière évoque comme en écho les « Vendanges à Montmartre » :

« Les journaux illustrés nous ont présenté avec abondance et variété, sous forme d'images pittoresques, les premières vendanges de la nouvelle guerre.

En Bourgogne et dans le Bordelais, elles étaient faites par des réfugiés, chômeurs forcés ; en Champagne, par des soldats momentanément sans emploi. »

Nombre d’articles informent d’ailleurs sur le chômage, sur, aussi, les emplois non pourvus. Le 1er avril 1940, Madeleine Jacob – délaissant sa chronique périodique « Y a d’l’abus… » – s’y attache avec un sujet singulier, celui des « femmes du taxi ». Elle y incrimine les réactions des hommes qui ne veulent pas que les femmes conduisent des taxis :

« Tous les jours on nous vante le dévouement, l’héroïsme des femmes, avec photos à l’appui, qui se sont enrôlées pour conduire des ambulances militaires.

Pourquoi trouve-t-on naturel, voire aimable, que la voiture de malades ou de blessés soit conduite par une femme sur toutes les routes, à toutes les heures et par tous les temps ? Pourquoi trouve-t-on naturel, voire aimable, que telle grande vedette se soit inscrite dès les premiers jours de la guerre pour ‘les poids lourds’, et telle autre pour les services de la défense passive en automobile ? Pourquoi trouverait-on moins naturel et moins aimable que des femmes remplacent l'homme parti pour le front au volant, comme elles le remplacent au champ, à l'usine, au bureau ?

Le résultat serait immédiat. Il y aurait davantage de taxis à la disposition des clients. »

La cause des femmes s’invitait aussi dans certains des journaux de la Drôle-de-Guerre…