Extrait du journal

Invasion C'est un bar sur la rive gauche, curieux par la diversité des gens qui s'y rassem blent. Je regarde autour de moi. Un tout jeune homme blond, qui a l'air d'un mate lot suédois, est au piano. Des affiches sont collées au mur, des pancartes avec des mots en anglais. J'aperçois des Américains, on me montre des Allemands. Mais le flot le plus abondant ne se laisse pas aussi aisément reconnaître. Ils semblent arriver de je ne sais , quels confins, de je ne sais quels faubourgs, de je ne sais quelles tri bus. Certains ont encore l'air misérable; ce sont ceux-là qu'on préfère, ils sentent le hasard et l'aventuré. Mais d'autres, ri ches, cossus, ornés de femmes élégantes, n'ont plus sur leur visage aucun reflet du monde : on n'y voit qu'un mélange de platitude et d'insolence. Au milieu de cette presse, un Japonais correct et impassible est assis, parfois il sourit un peu, et l'âme précieuse de. son pays semble représentée, au milieu de ce sourire, par deux dents d'or. . ■ , . Les tables et les chaises sont si serrées qu'on ne peut bouger, et, cependant, tout ce monde danse. Le pianiste tape sur le clavier, deux musiciens hawaïens, leur grosse figure appuyée, comme un masque, à une masse de cheveux d'une incroyable épaisseur, grattent leur guitare et l'un d'eux chante. Les couples remuent autant qu'il leur est possible, mais, comme la place leur manque, ils se trémoussent et dansent, pour ainsi dire, en hauteur. On voit passer les visages des femmes. Une d'elles a une petite tête où les cheveux blonds sont collés, un visage clair et en fantin de fille du Nord. Une juive brune s'abandonne à son plaisir. Une autre jeune femme tendait tout à l'heure au dessus des tables un visage prétentieux qui affectait des sentiments compliqués. Maintenant elle se déhanche et semble n'avoir rien de plus en elle que ce qu'elle exprime par ce prélassement animal. Une grosse main lourde et molle s'étale sur un dos maigre et gracieux. Un des deux musiciens au teint de mulâtre, raclant plus fort sa guitare, jette à cette foule ses cris comme des commandements. L'étrange chose ! Après tant et tant de siècles, après toutes les danses compassées, galantes ou pompeuses, les êtres humains mélangés...