Extrait du journal

Ce jeune mort, qui vient d'inscrire sa page glorieuse et sanglante, au grand livre colonial français, avait été mon élève et était demeuré un de mes plus chers amis. Je le revois, tel qu'il entrait en classe de seconde, au lycée de Chambéry, en 1925, la tête volontiers dure, peu disposé à accepter les disciplines toutes faites, le type même de l'élève dont les péda gogues chevronnés se méfient. Tout de suite, il m'avait plu, et, durant les trois années que nous passâmes ensemble, jusqu'à son bacca lauréat de philosophie, nul ne fut plus dévoué, plus soumis,. que celui dont l'administration redoutait (à juste titre) les frasques. 11 appartenait à cette race de jeunes Fran çais qui, avant d'exécuter un ordre, veulent , bavoir compris. Dès l'âge de dix-sept ans, combien de fois, dans cette longue galerie qui relie les classes en ce vieux lycée, ne m'a-t-il ■point expliqué, avec cette gaucherie dramati que des jeunes hommes, qu'il ne serait heureux qùe s'il trouvait à rejoindre ce qu'il devinait être son destin. 11 avait le sentiment très net qu'ï! ne lui appartenait point de continuer la fonction digne et considérée de son père : il lui fallait autre chose, il ne savait encore quoi. Le première idée qui lui vint de la carrière coloniale, ce fut en apprenant, dans le cours de première, l'Afrique équatoriale, qu'elle lui fus suggérée. Aussitôt il l'adopta avec une fer veur extraordinaire. 11 se mit à lire sur l'Afri que tout ce qui lui tomba sous la main. Deux ans plus tard, je le retrouvais, -à Paris, élève de l'Ecole coloniale, où un homme avait cer tainement compris les ressources de ce cœur à l'écorce rugueuse r-je veux dire M. Hardy, le directeur de l'Ecole. Qu'il sache ici par moi que Bernard lui gardait uije grande recon naissance. Il était d'ailleurs, étudiant, demeuré tel que nous l'avions connu élève. C'est-à-dire pas comme les autres. De ce corps robuste, d'où la vie débordait, l'activité était si grande qu'il ne pouvait pas toujours la contenir. Une an née, .pendant les vacances, pour se distraire et s'occuper, ne s'avisa-t-il point d'entrer dans une troupe foraine qui parcourait l'Europe centrale : au moins voyait-il du pays à bon compte! L'année suivante, ce fut,la grande prouesse, celle dont il .m'avait longuement parlé. Avec deux camarades, il -acheta une vieille voiture, si vieillie qu'elle brisa ses. freins à la première descente. -Les -trois aventureux garçons avaient formé le projet de gagner, par ce -moyens Beyrouth; le plus curieux èst qu'ils y parvinrent. Par Venise, -par la Yougoslavie et Constantnople, -puis l'Asie Mineure (il y eut des incidents homériques du côté d'.HafiounKara-Issar), ils atteignirent -bel et bien la Syrie. On avouera que c'est un exploit peu ordinaire pour les enfants de vingt ans. ..L'Afrique continuait à exercer sur lui -un attrait immense. Il avait appris le bambara et s'était appliqué à aller le parler avec les nègres de l'Exposition coloniale. Chaque fois qu'il -venait me voir, il me répétait -que son seu-l désir était la brousse, le pays le plus loin tain, fl-e plus solitaire possible, où il serait son maître, où il aurait de -la responsabilité. Je l'ai vu encore la veille de. son départ. 11 venait d'être nommé -en Somalie :..« Je crains que ce soit trop fonctionnaire », disait-il, de sa voix rauque qui était encore d'un enfant. A peine arrivé à Djibouti, il demande à partir pour...