Extrait du journal

Au Directeur du Journal des Débats. Mon cher ami, Je me suis permis de douter que la ré forme commerciale qui vient de se faire procure à la France cette vie à bon marché que nous promet le libre échange. L'article qu'a publié dimanche dernier notre jeune et savant collaborateur, M. Baudrillart, sur le peu de probabilité d'aucun abaissement considérable dans le prix des denrées con firme si bien tous mes doutes à ce sujet, que je ne saurais trop vous remercier de la per mission que vous me donnez de soumettre quelques observations sur ce point au public du Journal des Débats. Depuis vingt-cinq ans ce public est habi tué à trouver dans les colonnes du journal l'apologie et j'allais presque dire l'apothéose du libre échaDge. Le jour est venu eufia où le dieu doit prouver sa puissance par ses bienfaits, c'est-à-dire par le bon marché des denrées, et voilà que les prêtres les plus fer vens du libre échange croient devoir nous averlir, la veille du miracle promis, qu'il se pourrait bien que le miracle manquât, que le bon marché ne~vint pas, que les prix res tassent aussi ehers qu'ils le sont, que nous ne fussions ni nourris, ni logés, ni vêtus à meilleur compte que nous, le sommes aujourd'hui; mais qu'importe? le libre échange aura triompHé, et M. Baudrillart nous déclare qu'il « estime les principes pour le moins autant que les résultats, et que quand même bon marché ne devrait jamais sortir de la réforme douanière, il en serait partisan quand même. » Notre jeune et savant collaborateur a fait récemment un "ouvrage excellent sur l'al liance de la morale et de l'économie politi que, et il a. grandement raison de préférer dans la morale les principes aux résultats; la morale vise à la vertu, et la vertu n'est par tenue de faire le bonheur des gens ici bas. La morale ne nous promet le paradis qu'au ciel; l'économie politique, au con traire, nous promet le bien-être ici-bas : e'est sa prétention, c'est sa raison d'être. Elle doit être jugée sur ses résultats. Si ses ré-" sultats sont mauvais ou insignifians, à quel titre existe-t-elle dans le monde? Elle pro cède du spiritualisme, je le reconnais volon tiers, et c'est le mérite de l'ouvrage de M. Ba u drillart d'avoir démontré l'origine toute spi rilualiste de l'économie politique. Mais c'est un spiritualisme bienfaisant qui prend grand soin du temporel ; c'est l'esprit s'arrangeant pour que le corps soit bien nourri, bien logé, bien vêtu. L'économie politique n'a pas pour but de prêcher le renoncement aux biens de ce monde; elle s'occupe de leur création et dé leur distribution au plus grand nombre : d'où il suit que le bon marché doit être un de ses résultats obliga toires, la preuve de son utilité. L'école du libre échange est de toutes les écoles de l'é conomie politique celle qui s'est le plus en gagée à nous donner la vie à bon marché. Elle a fait de cette promesse son principal argument, son prospectus le plus populaire. D'oùvient qu'au moment où cet argument va être mis à l'épreuve et où le libre échange va être jugé sur les résultats, il se retranche sur les principes. Ma science est belle, dit-il ; c'est à peine si elle a besoin d'être utile. Je fais effért, je l'avoue, pour com prendre la beauté abstraite du libre échange, s'il ne me donne pas le pain et la viande à bas prix. "Qu'est-ce que la beauté abstraite ! de l'abolition des douanes, si cette abolition...