Extrait du journal

Denise est la raison même, et la rai son toute fraîche, car elle n'en a eu l'âge que l'an dernier. Le bien et le mal sont pour elle des joujoux neufs. Elle m'honore de son amitié, et nous échangeons des vues. Elle m'a conduit dans la chambre où étaient assemblés les cadeaux qu'elle vient de recevoir. « Assieds-toi », m'a-t-elle dit. Je n'ai pas vu la malice luire dans ses yeux verts et je me suis assis sans défiance. Un chant s'est aussitôt élevé d'un coussin. Mais, comme Denise battait des mains: « Laisse moi écouter », lui dis-je. M est bien vrai qu'un coussin du fauteuil chantait pour ta confusion de ceux qui Mais quelle chanson ! Une vieille chïmsotf anglaise que je n'avais pas entendue de puis plus de vingt ans, une chanson du temps des sœurs Barrison et des chapeaux Greenaway, et si nostalgique : Longer, longer, 10ng... Le Paris de l'Exposition ressuscita d'un coup. Je revis à la fois le trottoir roulant, le petit jardin aux nym phéas du Pavillon japonais, les boiseries de chêne du Pavillon anglais, les tapisse ries du Pavillon espagnol... « Denise, tu as reçu là un bien beau jouet... » « CeluUci est encore plus beau », répondit-elle. Et elle me montra une petite cathédrale de carton, haute d'une tren taine de centimètres, mais si superbe en tours et si nombreuse en clochetons que /'art gothique s'y était surpassé. Les yeux de Denise pétillaient et je sentis qu'une nouvelle surprise m'attendait. A peine eut-elle posé la cathédrale sur la table à thé, qu'un chant pieux résonna, comme si l'édifice était rempli de fidèles; et, en même temps, les vitraux de papier rouge s'allumèrent. Cette foule chantait l'Allen luia que tout le monde connaît pour l'avoir entendu au jazz. "Pouvoir des sons ! La table à thé avait disparu. La cathédrale élevait sur une prairie ses ogives immen ses; un peuple noir y entrait courbé, en roulant des yeux blancs, et le Mississipi coulait, bordé de sassafras. Denise triomphait : « Regarde mainte nant ceci », me dit-elle. Le Mississipi dis parut et je vis sur la table une salade d'un beau vert, le cœur bien pommé, avec ce qu'il faut de blanc. « Regarde, regarde », répétait l'enfant, et elle craignait que je ne perdisse le coup de théâtre. J'étais moi même fort attentif. Comme toute chose en cette chambre, la salade chanta. « Mar quita, marquita », disait-elle, et là-dessus elle s'ouvrit. Il en sortit un lapin blanc, et ce lapin était surmonté de deux oreilles roses, qui tremblaient doucement. Après quelques instants, il rentra dans sa lade; mais, comme le chant continuait, il fut obligé de sortir de nouveau, quoiqu'il n'en eût certainement plus envie. « Denise, dis-je à la petite fille, ta mar raine la fée, qui est très belle et très puis sante, t'a apporté les trois plus beaux jouets du monde. Le coussin a, le pouyoifc d'évoquer le passé, et la cathédrale a celui d'évoquer les paysages. Ils te donneront beaucoup de plaisir jusqu'à la fin de tes jours. Mais le lapin qui sort malgré lui de la salade t'enseigne le danger de ces heureux maléfices, et qu'on est le prisonf nier des chants qu'on a éveillés. Tant qu'il leur plaît de durer, nous sommes con traints de leur obéir. » L'enfant m'écoutait, incrédule. HENRY BIDOU/...