Extrait du journal

Une demi-heure s'était à peine écoulée quand,, à une station quelconque, la portièreestbrusquement ouverte.Un pied léger s'élança dans la voiture qui se re ferma aussitôt. Mon instinct de" vingt*cinq ans m'avertit que la laideur et la vieillesse n'étaient pas venues prendre place à côté de moi; A travers la couverture sous laquelle j'étais enfoui,je ne pouvais préciser le de gré do jeunesse, de grâce ou de beauté, qui devait distinguer ma compagne de voyage, mais je ne doutais pas que ce fût une femme agréable. Je ne cause jamais en wagon ; la conversation avec accom pagnement de roulis est une fatigue pour les poumons les plus robustes. " Cette fois, cependant, je tâchai d'en gager une conversation dans l'espoir d'obtenir quelques paroles de l'inconnue et de tirer_quplqu.es inductions de.'ce symbolequi représente toujours queiquie Chose de l'âme : la voix. Mes efforts lurent.perdus. I)e temps à autre,j'enten dais retomber les plis, épais d'un vête ment de soie qui cédaient sans doute aux mouvements d'une main délicate et semblaient assurer de .nouveau le rempart qui.la protégeait. Elle .paraissait aussi décidée à l'isolement et au silence que j'étais impatient de causer et dési reux dé trouver, dans le cercle des con venances, un point de contact avec la voyageuse.. Toutes mes avances étaient repous sées. Me voilà formulant un commen taire intérieur sur le peu que je savais d'elle. Le noir dominait dans son cos tume ;. pas de couleur tranchante. Les mouvements annonçaient une certaine gravité décente. Enfin, elle rejeta son voile et ouvrit la vitre de, la portière. L'inconnue était pâle; les yeux noirs, admirablement fendus, pleins d'une langueur expressive ; la mélancolie de l'âme et celle de la souffrance physique paraissaient gravées sur ce charmant visage. Des sourcils minces formaient une ligne accentuée au-dessus des yeux ; la bouche, un peu grande peutêtre, laissait voir les dents les plus ré gulières et-les plus blanches. Un philosophe allemand dirait qu'il y a un oh ! qui sort de l'âme, ce fut le cas. J'étais conquis. A la statio* suivante, deux person nages vinrent déranger ce tête-à-tête idéal : une demoiselle d'Agen quî allait se placer comme institutrice â Orléans, et un monsieur d'un âge avancé, sans barbe, le cou enveloppé d'une large cravate qui avait pu être blanche. En moins de cinq minutes, les deux nouveaux venus nous avaient donné leur état civil. Le monsieur m'adressait la parole à chaque instant. Mes monosyllabes, ma froideur, rien ne le désarçonnait; il al lait toujours, se chargeant cles demandes et-des réponses. Changeant de front de bataille avec une rapidité étonnante, il; passait de la Chambre des députés aux truites saumonées, et du vinaigre de bois à l'immortalité de l'âme. La dame vêtue de soie restait toujours muette, immobile et enveloppée Tout à coup, le monsieur m'offrit un morceau de galette. — Merci, lui dis-je, vous voyez un valétudinaire condamné à un régime des plus sérieux, La dame muette retourna légèrement la tête, et ses yeux rencontrèrent Jes miens. ^ -r- Allons donc ! dit le monsieur, une santé délicate ? un jeune homme ! — Jeune ou vieux, je souffre beau coup et les médecins n'y peuvent rien. L'œil , noir de la dame me parut ex primer un mouvement d'intérêt assez vif. , -■ ...... . — De quoi souffrez-vous ? reprit la cravate autrefois blanche. — C'est ce qu'il est impossible d'ex pliquer : une débilité de nerfs qui me rend misérable et à laquelle personne ne veut croire. — Imagination ! fit le monsieur. — Imagination ? s'écria la dame d'un ton indigné. Dans ce cas, je plains les gens attaqués de ce mal imaginaire. Et elle ajouta : — Y-a-t-il longtemps que vous souf frez, monsieur ? Je lui répondis avec assez de précision pour la satisfaire. — Mais c'est absolument comme moi ! s'écria-t-elle. Tantôt une inquiétude ai-« guë, sans motif ; tantôt une langueur profonde, qui ressemble à du déses poir ; du dégoût pour les mets les plus exquis? — Oui, madame, sans parler d'une oppression dans l'estomac et d'une dou leur aiguë au talon. — Précisément! — Si bien que je suis forcé de porter des bottes gigantesques. — C'est coimne moi,.dit-elle. Et elle avança un pied lilliputien, enveloppé d'une pantoufle fourrée qu'elle faisait aller et venir. — Sans doute, ajouta-t-elle, vous êtes obligé de porter des basdelaine, coînme moi, qui cependant, pour cacher cette atroce nécessité, met des bas de soie par dessus....