Extrait du journal

Le monde, socialement les séparait : le précepteur d’un petit prince ne pouvait prétendre à la soeur de son élève, princesse quasiment royale ; d’ailleurs, il ne songeait pas plus à l’aimer qu’à la séduire ; elle-même n’était point coquette et ne s’amusait pas à le troubler. Malgré leur distance sociale, ils étaient bons amis. D’ailleurs, ce jeune docteur ès-sciences, un peu vieux avant l’âge, ne se passionnait guère que pour les abstractions et les chiffres : les grandes lois de l’harmonie universelle lui apparaissaient comme la plus parfaite beauté de l’univers, et, sans doute, comme l’unique beauté : les femmes, contingences multiformes, passaient dans le total, assez inaperçues. quant à celle jeune fille qu’il connaissait depuis des années, il la traitait avec une déférence quelque peu familière, et parmi tous les châteaux d'ennui où le promenait la sempiternelle villégiature des princes, elle était pour lui la camarade idéale, celle qui écoute : avec elle, U parlait volontiers didactique ; avec lui, elle daignait écouter, curieuse de s’instruire ; près d'elle, il avait le goût d’enseigner, et près de lui, elle avait le goût d’apprendre : car la rusée nature ne recule devant aucun des moyens les plus détournés pour conduire les êtres aux fins qu’elle souhaite. Eux, sans méfiance, devisaient, se tenaient pour des personnages graves, et se rassuraient l’un l’autre, sans même qu’ils eussent besoin de se rassurer : ils n’imaginaient pas que cette fréquentation perpétuelle pût insensiblement les mener vers l'amour,et ils oubliaient leur jeunesse....