Extrait du journal

J'ai appris l'autre matin, par ce journal même, avec une joie bien vive, qu'un médecin anglais ve nait de dénoncer le péril des poupées. Toutes les personnes douées du sens de l'observation, et même toutes les personnes douées simplement du sens de la vue ont remarqué que nos petites filles, pour s'en traîner a la maternité, berceiit de petits monstre? qui sembleraient faits plutôt pour les en dégoûter à tout jamais. Cette préface à l'éducation sexuelle n'est pas heureuse. Le docteur G. E. Mould, de Londres, nous assure qu'on leur fausse le goût en leur mettant sur les bras ces horreurs de poupées. Il a raison, mais n'importe qui d'entre nous l'aurait dit aussi bien — et aussi vainement. II n'est pas besoin d'être docteur en mé decine. Ce titre, en revanche, le qualifie pour dé clarer comme il fait qu'à présenter aux enfants de telles images de la vie, on risque de leur déranger la cervelle. A la bonne heure ! Voilà un argument décisif. Les critiques d'art se figurent qu'ils nuisent aux peintres fauves quand ils disent: « Ces gens sont fous ». Mais la folie des peintres est indifférente à l'amateur. Le seul moyen de lui mettre la puce à l'oreille serait de lui faire accroire qu'on ne peui regarder leurs tableaux sans devenir fou soi-même. Vous verriez aussitôt baisser la cote. Le docteur G. E. Mould me permettra-t-il de lui indiquer, de lui recommander une tâche du même ordre que son exécution des poupées, et non moins urgente ? J'aimerais qu'il s'en prît maintenant aux mannequins informes, hideux, injurieux, que des contempteurs de l'image divine osent présenter aux passants derrière les vitres des magasins de nouveautés, à Lon dres tout comme à Paris. Ces ^fantômes $u, tejynt clair-de-lune ou terreux, aux lignes baroques, aux attitudes ensemble hautaines, vulgaires et ridicules, aux expressions stupides ou hagardes, ces silhouet tes (car il, en est à deux dimensions et sans ombre d'épaisseur), ces monstres de grandes personnes ne sont pas moins que les monstres de poupées un dan ger pour la santé publique. Ils ne ressemblent pas encore aux femmes réelles, mais elles finiront par leur ressembler, parce qu'elles s'imagineront que c'est comme cela qu'il faut être. Ainsi, Balzac n'a pas copié ses héros sur le vif, il les a inventés de toutes pièces, mais les personna ges du second Empire ont copié les héros de Balzac. Abel Hermant, de VAcadémie française....