Extrait du journal

C'est, je le dis naïvement, toujours de bonne humeur et avec beaucoup de plaisir que je m'assois le samedi devant ma table pour faire à mes lecteurs du Figaro ce billet du dimanche. Pourquoi donc suis-je de plus belle humeur encore aujourd'hui samedi l'-r mai, et de quel ragoût d'extra mon plaisir hebdomadaire est-il donc assaisonné ? Mon histoire est toute pareille à celle de cette volup tueuse Italienne qui, tout en savourant sa granita di caffè nero, soupirait : « Quel dommage que ce ne soit pas un péché ! » Il paraît que, le 1er mai, tra vailler est un péché. Je dis bien péché, au seflfe propre, au sens religieux. C'est, en l'espèce, le péché contre le Peuple qui, dans notre Etat laïc, a remplacé le péché contre l'Esprit. « Le péché, a dit en sa pre mière épître saint Jean, est le violement de la loi. » Mon cas n'est point dou teux : en travaillant le 1" mai de ma plume, ce qui est encore, quoi qu'on dise, une façon de travailler de ma main, je -viole la loi qui m'ordonne de chômer. Il s'ajoute à cela, je ne m'en cache pas, une malice fort injurieuse : je nargue dans mon petit coin, et ceux qui ont fait la loi, et ceux qui prétendent qu'elle soit appliquée sans acception de per sonnes. Il faudrait, d'abord s'introduire chez moi, et une autre loi le défend jus qu'à nouvel ordre. J'ai toute licence d'être réfractaire à domicile. L'aimable femme qui souhaitait que « ce fût un péché » n'aurait pas été à beaucoup près aussi comblée que moi, même si sa prière, au fait assez impertinente, avait été exaucée. J'ai toujours aimé le travail pour luimême. C'est de naissance. C'est même, probablement, une faiblesse héréditaire. Je me souviens qu'au temps de ma petite enfance, quand on m'enseignait l'histoire sainte (elle était alors sur les program mes), les paroles du Seigneur chassant le premier homme du Paradis terrestre, le confesserai-je ? me scandalisaient. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, mais, pensais-je, ce n'est pas un châtiment ! » J'ai compris plus tard que c'était, en effet, une grâce sous cou leur de pénitence, le don gratuit de ce qui rend la vie digne d'être vécue, au moins de ce qui la rend supportable. Je n'avais rencontré jusqu'ici personne, en France, qui fût d'une autre opinion. Je n'ai connu dans la bourgeoisie que des hommes laborieux qui ne savaient pas même prendre des vacances et qui ne survivaient guère à la retraite. Pour les prolétaires, nous avons le témoi gnage du savetier de la fable : Le -Mal est que dans l'an s'entremêlent des jours Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes; L'une fait tort à Vautre; et monsieur le curé De quelque nouveau saint charge toujours son prône. Plus cela change... La seule différence est qu'il ne s'agit plus de saints ni de prône; et comme ce n'est pas monsieur le curé qui décide des jours chômables, mais M. Jouhaux, le savetier obéit sans murmurer. Cela le regarde; et si « à la fin il attrape » tout de même « le bout de l'année », et si cela lui suffit, tant mieux pour ce brave homme; mais quelle joie de pouvoir travailler à sa guise, sans la permission de M. Jouhaux ! Quelle joie d'être un homme libre ! Abel Hermant, de l'Académie française....