Extrait du journal

Tous les bonheurs ne sont pas ve nus au genre humain en même temps, et lorsqu'ils se produisent, ils ne durent pas toujours. Imaginez que les Grecs aient à la fois connu, avec la perfection de la pensée et la perfection de la statuaire, celle d'une politique à la romaine, et celle de la peinture, et celle de la musique, je ne sais, et celle — pour quoi non ? — celle de la cuisine, par exemple, la perfection du manger et du boire. Imaginez aussi que tous ces dons du ciel et de la terre, une fois saisis tous ensemble, nous en eussions à ja mais gardé l'usage, sans altération, sans décadence, pour notre plus grand bien, en les accroissant même, sinon quant au nombre, ce qui est pour l'ins tant exclu par hypothèse, du moins eh qualité, en fini, par accomplissement. C'est rêver, je le sens bien. Le monde serait trop beau. Depuis plus de. deux mille ans, depuis les grands jours d'Athènes, il serait plus, beau que le Jardin du premier souffle et du pre mier amour. En réalité, les spirales de la civilisa tion se sont enchevêtrées indéfiniment. Les Grecs ne parvinrent pas à sortir de l'anarchie. Il fallut les Romains. Tout est continuité, mais tout est in terruption, développement, et peut-être compensation. L'âge de la science, le nô tre, l'âge où la connaissance nous a per mis d'agir d'une manière inouïe sur les forces matérielles, jusqu'à pouvoir vo ler et jusqu'à pouvoir vivre dans les profondeurs de la mer, est aussi l'âge qui oublie l'art de bâtir en pierre, et sans doute l'art de peindre, à l'émou vante ressemblance des formes créées, et toute une partie de l'art de vivre. Bien. Sans hâte. S'il en est ainsi en ce qui regarde les choses grandes, figurez^vous ce que de viennent nos petits pouvoirs, nos peti tes félicités, nos moindres conquêtes. Interminablement différées, retardées durant des siècles par un sort hostile, à peine en jouissons-no.us que déjà les menacent la corruption, l'oubli, l'ingra titude. Nous sommes à plaindre. Nous sommes à chaque instant dépossédés....