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Le Figaro, 9 décembre 1905

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Le Figaro
9 décembre 1905


Extrait du journal

Harfleur. Un jour d'hiver. Le vent souffle et la pluie menace. Au loin sous le ciel gris, un coin de mer houleuse. Ici un champ de tir où se font, cet aprèsmidi de décembre, l'épreuve de pièces d'artillerie. Champ de tir? On dirait plutôt un vaste champ de courses détrempé par les averses d'hiver. A travers le brouillard, le vent du large nous apporte son odeur saline. Dans la plaine rase, de grands quadrilatères en planches s'étagent de distance en distance, — les « buts»'qui doivent servir de cibles au canon. Un grand drapeau rouge hissé en haut d'un mât indique aux paysans normands qu'on fait ici des expériences de tir. A côté, le pavillon de M. Schneider flotte dans le vent, encadré de drapeaux étrangers, bulgares et serbes. Enveloppés dans d'épais manteaux, des hommes causent par petits groupes, taches noires espacées dans le brouillard gris. Ce sont des officiers étrangers. Ils font cercle autour d'un objet reluisant et poli, aux rouages compliqués. C'est le canon : le canon qu'ils vont essayer. Le voilà, ce roi du monde, étroit tube d'acier monté sur deux roues. Je le re garde. Commè il semble petit, comme il semble léger ! Une sorte de jouet d'en fant qu'examinent des hommes graves faisant tourner des manivelles, des roua ges, marcher des ressorts. Et ces hom mes, tous pareils, voisinant autour de canons semblables sont pourtant de na' tionalités différentes. Ceux qui causent, là-bas, ce sont des Bulgares. Ces autres, des officiers de Serbie. Demain des Es pagnols viendront, puis des Japonais, puis des Russes, puis des Portugais. C'est ici non pas «l'auberge des rois », comme à Venise au temps de Candide, niais l'auberge des nations au temps de Guil laume II. Tous les peuples s'y donnent rendez-vous- Oui, c'est l'auberge du roi Sa Majesté le Canon, Yultima ratio des nations. Et sur ce champ de tir, ces officiers de nationalités diverses causent, voisinent, sympathisent, sourient, généraux ou colonels dont le paletot civil est présen tement le seul uniforme. Ce sont comme des Altesses Qui, portant différents noms, Se font là des politesses En essayant leurs canons. Et là-bas, dans le grand atelier tout frémissant de vie, des tubes d'acier s'en tassent les uns à côté des autres. Il y en a de toutes sortes, de toutes formes, de toutes tailles, depuis le petit canon qui s'épaule comme un fusil,, jusqu'à l'é norme, monstrueuse pièce de côte qui détruit les vaisseaux à distance. — Pour qui est celui-ci? — Pour le Japon. — Et cet autre? — Pour la Perse. —, Cet autre encore ? — Pour la Chine. La Chine qui s'étire et s'éveille, la Chine, la seule nation qui ait à l'heure actuelle de l'artillerie de montagne vrai ment « moderne ». Ils voisinent, fraternisent, mis en tas comme des morceaux de ferraille, ces canons qui, expédiés aux quatre coins du globe, se retrouveront peut-être un jour, voisinant encore, mais sans fraterniser, brisés, démolis, redevenus vraiment des tas de ferraille dans la boue sanglante de quelque champ de bataille. Pour le moment, dans une promis cuité courtoise, quasi fraternelle, ils font une répétition. Ils montrent, ces canons, ce qu'ils peuvent faire. Ils essayent leur voix comme un ténor qui va débuter, leur force comme un lutteur avant d'en trer en scène. Et c'est stupéfiant un tel spectacle. En quelques secondes, la pièce est en batte rie, toute prête. Un commandement bref : « La hausse à 2,500. » Un bruit sec. La pièce est chargée. Puis un bruit éclatant, sonore qui déchire le tympan malgré le coton mis dans les oreilles. Le ca non a fait feu. Un ronflement passe dans l'air, et, là-bas, très loin, dans le brouillard, une petite lueur claire suivie d'une détonation sourde. L'obus a éclaté projetant ses balles, sa mitraille qui pourrait tuer. Le canon immobile, sans recul, sans fumée, le canon tonne toujours. Les coups se succèdent avec une rapidité inouïe; les fusées écla tent un peu plus loin, à 3,000, 4,000 mè tres, puis plus loin encore, sans que le tir un moment s'interrompe. Et dans la plaine les petites lueurs éclairent le brouillard, comme des feux follets. La terre tremble. Au bout d'un moment on a vraiment l'impression de la guerre. Sur quoi tire-t-on? Sur des cibles ou sur des...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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