Extrait du journal

Que l'on arrive à Doorn par la grande route d'Utrecht aux innombrables replis lovés entre des cottages bariolés dé tous crus, ou par les sables, les pins, les bruyères de la région d'Amersfoort, ou encore' par la large et confortable voie d'Arnhem, rien au premier coup d'oeil ne décèle dans ce propret, paisible, mé lancolique et forestier petit village, la présence du kaiser. On traverserait Doorn sans apercevoir le château. Il faut, au centre du pays, prendre à main droite, sur une place, un étroit chemin briqueté qui tourne dans la campagne et, quelque deux cents mètres plus loin, se dire en regardant parmi les arbres que la façade rose, aux deux modestes ailes habillées de lierre, est précisément celle que l'on cherche. C'est d'ailleurs moins la façade d'un château que d'une assez belle maison bourgeoise à fronton en tiiangle comme on en voit un peu partout dans la banlieue de Paris. Une chapelle moussue, des pigeonniers plan tés de guingois mettent, çà et là, sous les hautes branches, leurs notes claires, mais, tout? à coup, un corps de bâtiments en briques, coiffé d'ardoises et flanqué sur les angles de tourelles minuscules, arrête le visiteur et le saisit d'étonnement. Cette construction, bâtie en demi-lune, commande l'accès du parc. Le porche, aux doubles portes massives, ouvertes sur les allées, voudrait avec ses boules de pierre et les degrés de son toit à re dents produire une impression farouche. Or, l'étonnement passé, l'unique impres sion qu'on ressente est celle que peut donner une forteresse d'enfant ou de châ teau pour rire, si toutefois il était permis de rire, et de ne pas songer qu'à l'abri de ce vague décor d'opérette, l'homme qui boulçversa l'Europe et menaça de tout détruire coule des jours tranquilles entre son chambellan, sa seconde femme, ses domestiques et sa garde débonnaire de robustes policiers à col bleu. * ★ ★ J'étais venu d'Amsterdam en voiture et j'avais pris pension à l'hôtel Pabst où, dans le grand salon du rez-de-chaussée, plusieurs gravures françaises sont suspen dues aux murs. Vous me direz qu'il est réconfortant de rencontrer à l'étranger des souvenirs de son pays. Cependant, ces gravures représentent des scènes de la guerre de 1870 et leur présence, en pareils lieux, ressemble fort à une provo cation. Deux Allemands, accompagnés de leurs familles, dînaient à une table. Ils avaient longuement contemplé ces images et mangeaient en silence tout en tenant braqués sur moi des regards at tristés et pensifs. Est-ce la présence de mes voisins ou ce silence pesant qui ré-...