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Le Figaro, 13 avril 1890

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Le Figaro
13 avril 1890


Extrait du journal

de cet amour de la foi qui précède peutêtre la foi, comme l'amour de l'amour précède l'amour. La foi, dit-on,'n'est souvent qu'un acte de volonté. C'est possible : mais en tout cas, un acte de robuste volonté ; et l'énergie est le moindre défaut des contemporains, surtout des lettrés. Aussi, quoiqu'on admire les manifesta tions historiques-ou poétiques de la foi, on ne songe guère à mettre sa vie d'ac cord avec les préceptes qu'on balbutie. On se répète à soi-même les vers déli cieux du Cantique des Créatures : « Loué soit Diçu, mon Seigneur, avec toutes les créatures... », maison ne fait pas monter son âme vers un ciel qu'on ne peut croire habité. On lit les « Petites fleurs » en se pâmant d'aise à leur parfum de charité, mais nul ne pense à vendre ses biens pour les distribuer. On fait chanter dans les livres la flûte de la pitié, tout en s'écartant des misères qui enlaidissent le chemin. Ayant appris que là-bas, au boutde l'Europe, un de ceux qui ont le plus et le mieux prêché la «religion de la souf france humaine » tente de la pratiquer, — que le comte Tolstoï a voulu vivre en pauvre parmi les pauvres, et se refaire une âme primitive en renonçant à la civilisation qu'il condamne, on le traite volontiers de fou ; et ceux-là mêmes qui le paraphrasent dans leur rhétorique sourient quand on leur dit qu'il a re noncé à sa gloire pour labourer ses champs. Je vous le dis, rien n'est pro fond, rien n'est réel dans la religiosité qui depuis trois ou quatre ans s'étale dans nos livres, dans nos pièces et dans notre art. Chez la plupart de ceux qui en jouent, ce sentiment est purement artificiel et littéraire : il sert, à de jolis effets, il se prête au déploiement "ingénieux d'une naïveté de commande, favorise surtout les illusions qu'on aime à se faire sur son propre compte. Chez quelques-uns, pourtant, il est plus actif : il correspond à un désir sincère d'exercer une action sur la foule, de tremper la génération nouvelle pour les luttes de l'avenir, de préparer à la jeunesse un terrain plus solide que celui où tâtonnent les hommes d'aujourd'hui. Ceux-là le cultivent comme une fleur rare à laquelle ils ne deman dent que son-éclat et son parfum ; ceuxci comme un bon arbre fruitier dont on escompte la récolte. Les premiers sont de purs dilettanti, toujours fidèles au principe de l'art pour l'art, et qui n'ont qu'élargi le domaine de l'art en y faisant entrer la foi parce qu'elle est belle, la pitié parce qu'elle est gracieuse, pareils à ces peintres qui prennent des scènes de martyres pour prétexte à représenter de beaux corps nus dans d'harmonieuses attitudes. Les seconds sont des moralistes qui demandent avant tout aux choses d'en haut de leur fournir un appui ou une "règle pour les choses d'en bas, qui ne rêvent un ciel que pour le mettre au ser vice de la terre, qui ne veulent des dieux que pour le bonheur des hommes. Mais parmi les uns et les autres, com bien y en a-t-ildont le sentiment religieux, sincère ou factice, égoïste ou généreux, s'appuie sur un ensemble de croyances positives? Le psychologue, qui cherche à pénétrer les secrets de l'âme contempo raine, aurait intérêt à connaître leur nombre. Le moraliste, qui ne songe qu'aux résultats, peut l'ignorer : car, quelque irréel qu'il soit chez la majorité de ceux qui l'exploitent, à quelques cau ses qu'il doive sa réapparition inatten due, qu'il soit le fruit d'un besoin profond de l'âme moderne ou d'un cou rant d'art et de littérature, le sentiment religieux est ou va être un facteur de l'époque qui se prépare. V En effet, derrière le petit bataillon des philosophes, des écrivains et des artistes, marche la foule qu'ils croient guider et qui les interprète; les livres écrits par des esprits compliqués sont lus par des esprits simples ; les fausses prières, composées avec un grand souci de l'har monie des idées et de la beauté des mots, sont répétées par des lèvres naïves et ne conservent plus que leur sens pro pre, qui n'est pas celui que leur prêtait leur auteur ; les héros de romans, observés par à peu près ou forgés pour incarner quelque fuyante idée, sont pris de bonne foi pour modèles par des jeunes gens quil les acceptent tels qu'on les leur montre, non pas tels qu'on les a vus ; et des vers pieux, peut-être crayonnés dans l'ivresse sur la table de quelque mau vais lieu, feront relire — qui sait ? fe ront comprendre de vrais, de sincères cantiques. Les lecteurs ordinaires ne se deman dent pas si l'auteur éprouvé réellement le sentiment dont il s'inspire : pourquoi diminueraient-ils leur plaisir par un pareil doute 11ls acceptent ce qu'on leur donne sans y regarder de trop près ; ils ne remontent pas à l'origine des idées dont ils ne voient que les derniers ré sultats; ils n'analysent pas les mots, qui n'ont pour eux que leur sens simple, leur sens consacré par l'usage et par les dic tionnaires. Dieu, âme, toi, pitié, divin, charité, immortel, infini, ces termes dont nos virtuoses actuels jouent avec une surprenante habileté, — comme de thèmes musicaux qui, indiqués par le premier violon, ne sont complets qu'après avoir été repris par tout l'orchestre, — les bons lecteurs ne les connaissent que par leurs acceptions courantes. Comment comprendraient-ils qu'on puisse parler de -l'âme sans croire à son existence, du divin sans croire à un Dieu personnel, de la charité sans aimer les hommes, de la pitié sans être jamais sorti de son égoïsme? Ce sont là des subtilités de mandarins qui leur échap pent : et ils n'ont aucun désir de les pé nétrerais s'en méfient, guidés par un sûr instinct. Ils aiment mieux être du pes d'un excès de crédulité que d'un ex cès de clairvoyance, et ils ne veulent pas s'attarder aux éternels désaccords qu'il y a entre les mots et les choses. En sorte qu'ils peuvent prendre au grand sérieux les délicates ironies, les atten drissements artificiels, les factices élé vations et les cantiques sans foi de leurs écrivains préférés. Voilà pourquoi le dilettantisme reli gieux, que nous avons cherché à définir,...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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