Extrait du journal

vais sans doute l'air étonné* elle ajouta : — Comment, vous ne connaissez pas 1 éléphant? Mais' aux Indes il sert de bonne d'enfant ! On trace autour d'un éléphant un cercle à la craie, on laisse à côté de lui un enfant à garder, et pas une seconde il ne le perd de vue. Si, dans ses ébats, l'enfant sort du cercle tracé, l'admirable bête va doucement vers lui, le prend délicatement avec sa trompe, et le replace au milieu du cercle. .'» L'éléphant ! Mais il travaille avec une constance, une intelligence et un cou rage sans égal! Au son d'une cloche, vous voyez un éléphant se mettre au tra vail comme les hommes, aller chercher des pierres ou des madriers énormes, les apporter sur les chantiers avec une ponc tualité et un soin incroyables. Si vous vous montrez son ami et que vous cou riez un danger, il vous prévient par son cri et vous défend s'il est besoin. » C'est un animal juste. Si vous le pu nissez pour avoir mal fait, il vous obéit et ne vous en veut pas. Mais si vous lui faites injustement du mal, il se venge! Rappelez-vous ce machiniste du Châtelet qui, chaque soir, pendant les représenta tions du Tour du Monde, piquait au pas sage l'éléphant de la troupe. Un soir, l'animal perdit patience : il saisit l'homme dans sa trompe et le lança au cintre, d'où il Tetomba les reins brisés, mort. Ainsi appliquée, sa rancune est-elle un dé-' faut? » *** Nous passâmes dans le cabinet de consultations, plus encombré encore et plein de mystère. Les rideaux sont tirés. Sur une table adossée au mur, une double lampe brûle, et les abat-jour font tomber sur le tapis de peluche rouge une lumière vive. C'est sous cette lampe que viennent s'offrir, toutes nues, tant de jolies mains inquiètes, tant de fortes mains ambitieuses et égoïstes, tant de pouces énergiques ou défaillants, tant de paumes intéressées, rapaces, fourbes ou généreuses, braves, fidèles; c'est là que se découvrent les lignes de vie brisées, les étoiles fatales, les grilles menaçantes, les chaînes révélatrices, les mille signatures de la destinée ! Dans cette petite pièce obscure, étouf fée, assise dans son fauteuil, habillée de noir, gantée de longs gants de Suède couleur tabac d'Espagne, Mme de Thèbes, avec ses grands yeux froids, scrutateurs, a vraiment quelque chose de sibyllin, et je suis sûr qu'elle doit faire impression sur les .visiteuses inquiètes,, nerveuses, souvent tremblantes, qui viennent là, on cachette^ lui demander les secrets de leur vie. — Quelles sont les questions qui vous sont le plus souvent posées ? demandaije à la prophétesse. Sans hésiter, elle me répondit : — Les femmes s'inquiètent toutes de leurs enfants. Beaucoup m'interrogent sur leur veuvage probable. D'autres sur leur divorce, ou sur la trahison du mari. «Les hommes faits ne s'intéressent qu'aux choses de leur ambition,àlaréussite de leurs affaires. Les jeunes gens se soucient de-leur position future. Aucun n'interroge sur les histoires du cœur. «Les artistes — hommes — ne sont passionnés que de leur gloire. Seront-ils célèbres? Ne le seront-ils pas ? Voilà tout. La fortune? Ils n'ont pas l'air d'y songer. «Les jeunes filles françaises m'interro gent avec crainte sur leur maternité future; les jeunes filles anglaises, au contraire, demandent, en paraissant le désirer beaucoup, si elles auront beau coup d'enfants. » Chose curieuse, depuis quelques années, j'observe que la plupart des jeunes gens de vingt à trente ans ont des coups de feu dans la main, des jam bes, des bras cassés, des morts subites par accident. Les mains d'officier sont criblées de signes de bataille. Chez les saint-cyriens que j'ai rencontrés, c'est la même chose. De sorte que je crois à une guerre proche, d'ici à quatre ou cinq[ ans au maximum. Et si je compare à ces signes les mains des officiers étran gers que je connais, en rapprochant les dates, je peux prédire à coup sûr que la guerre ne se bornera pas à la France, mais que la conflagration sera générale en Europe.» Je feuilletai un exemplaire tout neuf de son livre, aux nombreuses figures, et je tombai sur cette' phrase : « Qu'affirme la chiromancie? Que toute notre destinée physiologique et physique — y compris même les événe ments — est écrite d'avance dans notre main, dans certaines formes et à certai nes lignes. C'est parfaitement absurde à première vue, mais comme des millions de faits ont démontré et démontrent tous les jours que c'est parfaitement vrai, pas sons par-dessus l'absurde et expérimen tons par nous-mêmes... » — Et alors, demandai-je à Mme de Thèbes, nous ne pouvons rien faire contre ces lignes fatales? — Pardon ! protesta-t-elle avec feu. C'est le contraire qui est la vérité. Dieu a mis dans notre main la carte routière de notre vie, et s'il a fait cela, c'est pour que nous puissions nous en servir. Cette carte nous prévient des accidents qui nous menacent, de nos faiblesses consti tutionnelles, des défauts de notre na ture. A nous de nous garer, de lutter contre nos mauvais penchants. Et c'est si vrai que, si nous luttons, nos lignes peuvent changer. Il s'agit donc de se connaître. » Et voyez, continua d'abondance la cé lèbre devineresse, voyez le service admi rable que peut rendre la chiromancie à l'humanité : nous avons devant nous deux fiancés qui ont ' l'air de se plaire. Observons seulement leurs doigts. S'ils ont tous deux des doigts pointus, gar dons-lés d'une union qui ferait leur maiheur ! Leur ménage serait de l'anarchie. M.âis si l'homme a les doigts carrés et la eiaià dure, qu'importe la femme ait...