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Le Figaro, 22 septembre 1933

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Le Figaro
22 septembre 1933


Extrait du journal

Plus on regarde les hommes, plus on se convainc que la plupart n'ont pas de goûts prononcés ; ils attendent d'imiter pour exister ; il faut qu'une mode les détermine. Comme il est au jourd'hui reçu qu'il est beau de courir le monde, beaucoup de gens se mettent en route, qui n'étaient pas faits pour ce genre d'exercice, ce qui crée des types assez plaisants. Il y a d'abord le voyageur entêté d'hygiène et qui croit aventurer beaucoup sa santé, dès qu'il quitte son logis. Il voudrait qu'on ne lui offrît partout qu'un pittoresque désinfecté ; malheureusement, cela ne se trouve guère, et l'aspect des choses devient plat dans les pays propres, sauf quand cette propreté est un des élé ments de leur style, comme c'est le cas au Japon. Voilà donc notre voya geur inquiet. Il croit que toutes les maladies sont tapies dans la carafe ; s'il entend, le soir, dans sa chambre, le fredon aigu d'un moustique, il ne doute pas que cet insecte importun, mais- négligeable, ne lui apporte la fièvre au bout de son aiguillon ; son estomac répond par des contractions aux avances d'une cuisine étrangère. Quelle compensation aura-t-il d'un si fâcheux voyage ? Ce sera de le raconter; car à peine revenu, ce piètre voyageur en retrouve d'autres pareils à lui ; alors il ne s'agit nullement entre eux de se faire de franches confidences, mais de s'étonner mutuellement par leurs récits : ils parlent selon la mode et non pas selon leur goût, tout en finissant par se persuader eux-mêmes de ce qu'ils racontent, de sorte que la vogue du voyage est entretenue par des gens à qui les voyages ont donné en fait bien peu de plaisir. Ce qui fait que tant d'autres s'en nuient hors de chez eux, c'est qu'ils n'éprouvent véritablement aucun inté rêt pour les choses dont ils sont censés être curieux. De là, après quelques jours d'épreuve, une aversion sourde qui se forme en eux contre les musées et les édifices, la statue et le tableau. Ils n'avouent pas ce sentiment, qui est cependant très légitime ; car ramener sans cesse à la contemplation des œu vres d'art quelqu'un qui n'est pas un artiste, c'est lui infliger un supplice tel que cela lui donne le droit de prendre les arts en haine. Je me souviens d'un compagnon de voyage que j'eus une fois, fort bon vivant d'autre part, et je me rappelle son expression mêlée d'espérance et d'inquiétude quand, à notre arrivée dans une ville, il me de mandait : «Ici, n'est-ce pas, il n'y a rien à voir ? » Quelle peur il avait que je lui répondisse le contraire ! Mais je n'avais garde ; je le rassurais, je l'établissais dans un café, après quoi, j'allais voir ce qu'il y avait dans la ville. Il est des gens d'un autre naturel à qui le mouvement du voyage donne une agitation qui ne les laisse plus maîtres de s'arrêter nulle part. A peine arrivés, il faut qu'ils repartent : voyager, pour eux, c'est bouger toujours. Peut-être cherchent-ils ainsi à en avoir plus vite fini ; peut-être cèdent-ils seu lement à une impatience nerveuse. Quoi qu'il en soit, ils manquent par là les plus douces jouissances du voyage, ces paresses moirées de mille reflets, ces bains langoureux dans la richesse des choses, ces heures sans emploi où l'âme d'un pays nous pénètre d'autant plus que nous nous abandon nons inertes à son influence. On n'a pas eu vraiment l'amitié d'une ville, tant qu'on n'a pas pris plaisir à y de meurer sans rien faire, de même qu'on n'a pas celle d'une personne, tant qu'on n'est pas l'esté avec, elle sans rien dire. ( * * ★ Il est un défaut auquel tous les voyageurs, même les bons, sont très exposés, car il résulte naturellement de la fatigue physique. Quand on a derrière soi toute la partie ingrate du déplacement, qu'on a pris toute la peine du train et du bateau, qu'on est enfin à portée des plus belles choses, il arrive trop souvent qu'on ne fait pas le-léger effort qui suffiïait pour les atteindre. La lassitude du corps se déguise en indifférence. En voyage, c'est le dernier pas qui Coûte. Il faut toujours s'en souvenir, pour faire ce pas. Tous ces différents voyageurs n'ont qu'un tort ; c'est de poursuivre un plai sir pour lequel ils ne sont pas nés. Encore, pourvu qu'ils ne se hasardent pas en pays lointain, goûtent-ils des satisfactions réelles : le restaurant les console du musée ; ils courent d'une table à une autre, et dans l'intervalle, il leur reste l'orgueil d'avoir une auto qui va si vite qu'elle ne leur laisse en effet le temps de rien voir. Mais tous les voyageurs ne sont pas si simples ; il en est certains, et l'on compte parmi eux bien des voyageuses, qui veulent à tout prix nous en faire accroire. Pla cés devant les œuvres d'art ou les paysages, ils ont commencé par ne rien sentir, mais leur vanité leur défend d'en rester là ; bientôt ils étalent les impressions qu'ils n'ont pas eues, ils expriment les transports Qu'ils n'ont pas éprouvés, et à grand renfort d'ad jectifs, ils peignent sur le néant l'image du délire. Depuis que voyager est de venu à la mode, il s'est créé un amphi gouri du voyage, comme il y en eut un, jadis, de l'amour ; et il n'est pas de plus triste littérature que celle-là,...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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