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Le Figaro, 23 janvier 1940

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Le Figaro
23 janvier 1940


Extrait du journal

C'est du démon que l'apôtre parle ainsi, et c'est le démon qu'il imagine ou, mieux encore, qu'il voit, errant de-ci ~de-là, cherchant quelle proie il va choisir et dévorer. On ne peut lire la prière qui contient cette phrase sans penser aussitôt à l'extravagante situation où se trouve aujourd'hui la malheureuse Europe. Il y a là, au milieu de nations dont certaines sont très petites et très faibles, juie nation aussi puissamment dangereuse -^muscles, griffes et mâchoires — que le lion dont parie saint Pierre. Cette nation est sous les armes depuis de longues années. Par maladresse inqualifiable et fai blesse insigne, le monde a laissé les maîtres de cette nation forger, en effet, des armes redoutables. Plusieurs proies ont été dévorées déjà. Déjà l'arène est pleine de sang et de débris palpitants. Deux grands peuples ont, finalement, ceint leur armure et baissé leur visière. Mais le . monstre Carnivore est loin d'être repu et même loin d'être intimidé. Il ouvre la gueule, il gronde, il fait cla quer ses mandibules. Il tourne autour de -lui des regards furieux. Sur qui va-t-il se jeter ? Est-ce le tour de la Hollande et de la courageuse petite Belgique ? La bête ne va-t-elle pas plutôt se ruer sur la Suisse qui monte la garde, le souffle court, au pied de ses monta gnes ? La bête va-t-sile mordre à même la Suède ? Vat-elle saigner le Danemark ? Ou bien va-t-elle, d'un seul bond, se tourner vers les Balkans ? Nul ne le saurait dire et la bête- carnassière ellemême n'en sait probablement rien. Tout dépendra de la chance, du caprice, du bon ou du mauvais calcul, d'une minute de distraction, d'un avion qui se sera trompé de ciel, d'un coup de fusil malheureux, de la canaillerie inventée par un criminel imbécile, par quelque Ribbentrop, et qui fera, d'un coup, s'écrouler dans le sang et la boue le bonheur de tout un peuple. ...Quœrens quern devoret ? Voilà vraiment le pro blème. Et le philosophe ne peut s'empêcher de penser que cette situation est non seulement tragique, mais qu'elle est en même temps odieuse et ridicule. Il nous est arrivé à tous, au collège, dans notre enfance, de ren contrer le condisciple intolérable cjui terrorisait toute une classe, arrachait les cheveux des uns, piquait des épingles dans la peau des autres, pinçait ses voisins, faisait pleurer les plus petits, exaspérait les plus paisi bles et finissait, fatalement, par déclencher une coali tion soudaine qui redonnait à tous l'ordre et la paix dans le travail. Il nous est arrivé, plus tard, pendant notre viè d'hommes adultes, de rencontrer le mauvais coucheur, le querelleur, le voisin impossible, le méchant, le malfai sant insociable. Ce malotru, pendant un temps plus ou moins long, gâtait' de façon plus ou moins grave la vie d'une petite société. Mais, un jour, il allait trop loin, il se livrait à de véritables délits et les victimes, longtemps épouvantées, finissaient par appeler les gendarmes. C'est alors, seulement, que tout rentrait dans le calme. Ce qui rend la situation présente de l'Europe si cruellement affligeante, c'est qu'il n'y a pas de gendar mes. Deux nations vigoureuses se sont décidées au com bat pour le salut général. Et c'est tout, c'est affreuse ment tout. Je ne suis pas de ceux qui font sans cesse la leçon aux pays neutres. Je comprends assez bien les neutres. A la place des petites nations neutres, et disposant des moyens dont elles disposent, il me faudrait sans doute beaucoup de courage pour faire autre chose que ce qu'elles font. Je les regarde et je les plains, car il est certes à plaindre celui qui vit dans une maison bouleversée — c'est de l'Europe que je parle ■— et qui, tout le jour, reçoit, sans pourtant prendre part aux que relles, des insultes, des menaces et des coups. Non, tou tes ces petites nations neutres, paisibles, sages et peu armées, je les regarde avec douleur et je ne leur demande rien. La France et l'Angleterre sont-elles donc seules dans leur croisade ? Non pas. La Turquie s'est déclarée. La Finlande, là-bas, dans la nuit nordique, lutte pour son existence. Mais, ces nations mises à part, que reste-t-il ? De quoi est composé le monde, témoin épouvanté de cette dérisoire tragédie ?...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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