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Le Figaro, 28 mars 1939

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Le Figaro
28 mars 1939


Extrait du journal

IL y a des degrés dans l'humiliation, et ces degres ne tiennent pas seulement à la gravité de loffense, mais encore à l'importance de la personne morale qui se trouve humiliée en nous. J'ai compris, au cours des années dernières, que l'humiliation de la « personne France » m était plus dou loureuse et moins tolérable que l'humiliation de « ma personne personnelle * si j'ose ainsi parler. Mais, 1 humi liation la plus grave, c'est assurément celle qui touche, en moi, par-dessus Georges Duhamel et même par-dessus le Français, la créature sensible et pensante, 1 homme. De telles humiliations nous sont aujourd'hui prodiguées. Presque chaque jour, je me sens humilié dans ma con dition d'homme, dans le sentiment que je me suis tou jours formé de la noblesse humaine, de la dignité humai ne. Que j'entende un être de mon espèce proférer quel que parole par trop laide et avilissante, et je me sens compromis dans l'aventure, même si cet homme est mon adversaire ; je me sens souillé, bafoué, blessé, simple ment parce que je suis, moi aussi, un homme. C'est une douleur de cette sorte que j'ai ressentie en lisant, dans le dernier discours de M. Mussolini, le bref passage qui se trouvé consacré par; le dictateur italien à l'assassinat du peuple tchèque. Au risque de retourner le fer dans la plaie, je vais recopier ici ces quelques lignes significatives. « Je déclare, a dit M. Mus solini, que lorsqu'un peuple qui avait de nombreux hom mes, d'immenses arsenaux d'armes n'est pas capable de faire un geste, cela montre qu'il est mûr, archi-mûr, pour son nouveau destin. » Je sais très bien qu'il est d'usage, dans le monde où force nous est de vivre, d'ajouter l'insulte au crime et de chercher par tous les moyens à déconsidérer la victime que l'on égorge, mais j'affirme que le chef du gouverne ment italien vient de passer la mesure et que l'Histoire lui demandera compte de cette parole. Le moment n'est pas d'épiloguer sur la composition de l'Etat Tchéco-Slovaque. Tous les peuples vainqueurs, en 1919, ont pris part à la formation de cet état, tous ont une responsabilité dans ce long drame, l'Italie com me les autres. Ce qui me semble affreux, dans la haran gue de l'Italien, c'est l'accusation de lâcheté prononcée contre un petit peuple que l'Europe entière a contraint au sacrifice. En septembre 1938, la nation tchéco-slovaque était sous les armes et parfaitement prête au combat. Un mot, un signe et l'arméç tchéco-slovaque entrait courageuse ment dans ce que Victor Hugo appelle la fournaise. Les amis et les ennemis de la Tchéco-Slovaquie se sont ligués pour la dissuader d'une telle entreprise. D'habiles avocats ont élevé la voix pour expliquer à la nation tchéco-slova que, avec maints artifices oratoires et trémolos humani taires, qu'elle devait se sacrifier pour la paix du monde entier, que, faute d'abnégation, elle risquait de déchaîner une catastrophe où la civilisation sombrerait, sans doute possible. Troublés jusqu'au fond de l'âme, les hommes qui re présentaient la nation tchéco-slovaque n'ont pas cru pou voir accepter une responsabilité qu'on leur montrait démesurée. Leurs alliés eux-mêmes leur donnaient l'ordre de capituler. Ils ont capitulé. Comme président de l'Alliance française, j'ai reçu, pendant les mois d'octobre et de novembre, des lettres et des documents qui m'ont bouleversé, qui me laissent à jamais bouleversé. J'ai connu le désespoir des Tchèques, j'ai perçu leurs appels angoissés. J'ai su que beaucoup d'officiers s'étaient suicidés, que des ménages ' se trou vaient désunis, que des familles étaient dispersées, qu'une multitude de gens vaillants et ulcérés s'efforçaient, mal gré la tragédie, de se ressaisir, de se regrouper. Vains sursauts. Les nouvelles frontières ont été tracées avec un arbitraire effroyable. L'Allemagne, sachant qu'elle pos séderait bientôt tout le pays,' a procédé par confiscation pure et simple. Elle a promis des indemnités déri soires. Elle a pillé le peuple assassiné. Elle a, dès Munich, exigé, par exemple, la livraison d'un tiers des locomo tives. Elle a commencé d'inquiéter tous les gens suspects de nourrir encore quelque sympathie pour la France. Enfin, elle a poursuivi ce travail de corruption, de dis solution qui manifeste si bien son atroce génie. Mars est venu. Comment peut-on supposer qu'une nation divisée contre elle-même, privée de ses fortifica tions, démoralisée par l'abandon du monde entier, pou vait résister aux abominables menaces qu'elle a senti peser sur elle. La nation tchécoslovaque ne pouvait plus se battre en mars. Ce n'est pas une nation vaincue. C'est une nation trompée et trahie. C'est une nation martyre. Qu'il se trouve des Français pour insulter à cette détresse et pour parler de lâcheté, c'est possible et cela manifeste assez bien le désarroi de leur conscience. Mais qu un des bourreaux ait l'audace de cracher au visage du petit peuple immolé, c'est, pour l'humanité tout entière, grande tristesse et grande honte. Georges Duhamel, de l'Académie française,...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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