Extrait du journal

x... SOLDAT MÉDAILLÉ Les Marseillais connaissent ces vain cus de la vie qu’on voit entrer au fort Saint-Jean pour être incorporés dans la légion étrangère. Ces étrangers, qui abandonnent leur pays pour servir le nôtre, sont dirigés vers deux régiments caser nés l’un à Sidi-bel-Abbès, l’autre à Saïda. Ils y sont accueillis dans un silence de cloître. On ne procède à aucune enquête sur leurs déclarations. Leurs regiets, leurs mésaventures, leurs fau tes leurs vices, ils vont pouvoir les en sevelir là. Ce sont des anonymes dont on va peut-être faire des héros. Les questions sont rapides, brèves, discrètes : — Votre nom ? Votre âge ? Votre profession ? — Le nouveau venu imagine un nom, un âge,un état dont on prend note comme s’ils étaient l’expres sion de la vérité. Et puis c’est fini. Nul œil curieux, jamais plus, n’interrogera ces âmes inquiètes ou désolées... Ils ont menti, on le sait, mais on de vine qu’ils n’ont menti qu’à moitié. L’ingénieur suisse s’est fait inscrire comme mécanicien, le notaire belge comme petit comptable, le fêtard pari sien comme entraîneur de chevaux, le publiciste anglais comme jardinier ou le philosophe allemand comme valet de chambre. Il y a des avocats, des mé decins. Il y eut, autrefois, un évêque portugais dont mon ami Ginisty raconta l’histoire, ici même, aux lecteurs du Petit Marseillais ; et il y eut aussi, dans cette Légion mystérieuse, un très pro che parent de Guillaume IL Mais qu’ils soient ouvriers, bourgeois ou aristocra tes, ces hommes prennent un nom uni que dès le lendemain de leur arrivée au corps. Ils sont la Douleur qui se voile... et cette douleur cachée, toute la Légion étrangère la respecte. Dans cette foule d’aventuriers de toute àme et de tous pays, il y a des gens de talent et des saints, et il y a peut-être aussi.... Toutes les beautés s’y trouvent, comme les pires démences. Ainsi, au 2* régiment, il y eut un cer tain vieux et brave légionnaire, qui combattit au Mexique, dans les guéril las, et qui ne se souvenait plus, quand on l'interrogeait, s’il avait fait cette campagne pour ou contre nous. Cet exemple de mémoire rouillée est au thentique. Il était excusable dans une certaine mesure. Un légionnaire de garnison, pour vingt sous, ayant le pouvoir de se faire servir dix bouteilles de vin, et pour dix sous dix absinthes (tarif de Bel-Abbès), il lui est facile, à ce compte, de faire prendre des bains nombreux à sa mémoire, et même, si elle l’ennuie, comme c’est souvent le cas, de l’oublier en partant. Il y a mieux que le Mexicain. La légion étrangère possède, en ce moment, un type extraordinaire, uni que, le Phénomène ! C’est un homme qui servit, en 1869, dans les Garibaldiens, puis aux Indes Néerlandaises, et qui échoua, un beau jour, à la légion, sous un nom d’em prunt. Je ne sais sous quel nom le soldat phé nomène se fit inscrire. Admettons qu’il se soit lui-même baptisé Henri. Le sol dat Henri, après la campagne de Mada gascar, fut proposé pour la médaille. Mais, au moment de prendre son congé, ses tribulations commencèrent. — Mon ami, le gouvernement va te décorer, mais il faut, avant que tu par tes, qu’on sache ton nom, pour que tu puisses toucher la rente afférente à cette récompense nationale. — Eh bien, je m’appelle Henri. — Ce n’est pas ton nom... Le soldat se prend la tête, cligne ses yeux plusieurs fois, soupire et cherche dans ses souvenirs. Enfin, il y renonce...