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Le Petit Marseillais, 23 janvier 1907

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Le Petit Marseillais
23 janvier 1907


Extrait du journal

Un de mes confrères racontait, l’autre jour, que, dans une école primaire de Paris, l’instituteur, qui faisait une petite leçon à ses élèves sur les dangers de l’ab sinthe, s’est entendu répondre : — Mais ça n’est pas si mauvais que ça, l’absinthe l Sur quoi, un peu étonné, il interrogea l’un de ces jeunes Sardanapales, qui n’avait pas douze ans. — Vous en avez déjà bu ? — Bien sûr ! Il continua sa petite enquête et apprit des choses qui le désolèrent. Beaucoup de ces enfants connaissaient le goût de l’absinthe. Ils en avaient bu une fois, deux fois, trois fois, tous les dimanches. D’autres étaient déjà des amateurs raffi nés : ils la préféraient au citron, à la gomme, à l’orgeat, au sucre, ou toute pure. D’autres encore revinrent au cours suivant rapporter que leur père avait jugé sévèrement l’instituteur : Qu’estce qui lui prenait, à ce maître d’école, de se mêler de ce qui ne le regardait pas ! Lui, brave ouvrier, prenait ses deux ver tes par jour. Est-ce qu’il s'en portait plus mal ? Je puis apporter ici une contribution personnelle. Il n’y a pas longtemps, un instituteur de Paris est venu me rappor ter le fait suivant : — Quelques-uns de mes élèves, m’a-til dit, manquent régulièrement les cours du lundi matin. Et ils donnent tous, le soir, la même excuse : « M'sieu, papa a dit que vous m excusiez si j suis pas venu, ca matin : c'est qu'hier, je m'as soûlé ! » Ainsi, l’ivresse de ces enfants est con sidérée par leurs parents comme une excuse naturelle et légitime : ils se sont soûlés le dimanche, quoi de plus sim ple ! Ils ont fait acte de' bons fils et, quel quefois, de bonnes petites filles, s’étant soûlés avec leurs parents. Que faire de cette journée de congé, que la loi main tenant rend obligatoire ? Toute la famille est allée au cabaret. Les parents ont pris les consommations de leur choix, les uns (avec une sobriété relative, les. autres poussant jusqu’à l’ivresse. Mais pour le petit, le résultat a été le même : il ne pouvait pas rester en place.il s’ennuyait. Alors, pour le distraire d’abord, on lui a laissé tremper les lèvres dans le breu vage des « grands ». Il en a été fier, il a continué. On a vu qu’alprs il devenait gai, qu'il ne gênait plus la partie de car tes ou de billard, puis qu’il s’endormait. Quoi de mieux ? Le lendemain, il s’est réveillé avec la langue pâteuse et la tête en bouillie. Le père a souri. Ayant passé par là, il considère que c’est une noble indisposition. Vous trouvez ceci abominable ? Sa chez pourtant que le mal ne fait que commencer. Car il n’y a pas moyen de se le dissimuler : plus les salaires seront élevés, plus les heures et les jours de loi sir seront fréquents, et plus les cabarets et les cafés verront croître leur clientèle. On a dit que c’était parce que cafés et cabarets constituent les « salons du pau vre », et que les logis de la population ouvrière ne sont ni assez vastes ni assez plaisants pour qu elle n’ait pas le désir d'aller chercher ailleurs des lumières, des plafonds altiers, et la musique d’un orgue de barbarie. Il y a du vrai. Mais allez donc voir cependant si les neuf dixièmes des caba rets ont tant de lumières, des salles si somptueuses, et des machines à moudre de la musique ? La plupart ne sont pas beaucoup plus confortables que le logis qu'on vient de quitter. Il ne faut donc pas cacher qu’on y va pour boire, parce que boire est encore, pour une infinité de gens, le plus grand plaisir de l’exis tence, et le seul luxe. Et cela se com prend assez bien. Augmenter son loyer ? Pourquoi faire, alors qu’on quitte son logement, le matin, pour n’y rentrer qu’à la nuit tombée, dévorer un repas d'autant plus bref que, parfois, les con sommations prises en route vous ont coupé l’appétit, et se coucher ensuite. Remarquez que je parle ici seulement pour des ouvrière gagnant convenable ment leur vie, non pour des chômeurs ou des malheureux. Que faire encore de ce petit superflu qu’on peut avoir : se mieux vêtir ? Mais à quoi bon, puis qu’il n’y a qu'un jour par semaine où l’on peut mettre ses beaux habits. Aller au théâtre ? Ça, c’est encore une autre histoire, celle du théâtre pour le peuple, et elle ne serait que l’histoire d’une bonne sottise. Je connais une pauvre veuve qui, comme bien d’autres à Paris, réalise ce miracle d’élever deux enfants avec trois francs par jour. Elle m’a dit, il n’y a pas longtemps : — L'autre soir, j’ai voulu me payer le spectacle. On s’ennuie tant, la vie est si grise ! J’ai emmené mon fils, qui a treize ans. Il a bien fallu prendre la petite, qui en a cinq : on ne pouvait pas la laisser toute seule. Nous sommes montés sur l’omnibus, jusqu’aux boulevards, et j’ai demandé les places les moins chères, dans un théâtre. On m’y a fait des diffi cultés à cause de l’âge de ma fille, et nous avons payé cinq francs pour être au poulailler, dans un endroit d’où on...

À propos

Fondé en 1868 par Toussaint Samat, Lazare Peirron et Gustave Bourrageas, Le Petit Marseillais était le plus grand quotidien de Marseille, affichant un tirage de plus de 150 000 exemplaires en 1914. D'abord républicain radical, le journal s'avéra de plus en plus modéré au fil des ans. Dans un premier temps très local, il fut l’un des premiers journaux à publier dans la presse des récits de procès judiciaires sensationnels dès 1869, avant de s’ouvrir aux actualités internationales.

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