Extrait du journal

L'abbé de Saint-Pierre Les doctrines et les vues de l'abbé de SaintPierre triomphent actuellement, dans les camps les plus divers, avec un ensemble tout à fait singulier : il a travaillé à un Projet de faix -perpétuelle, il a été l'apôtre de l'assis tance publique, il voulait que l'orthographe fût conforme à la prononciation, il a été, avec sa Polysynodie, un précurseur de la Révolu tion ; on trouverait enfin dans son œuvre des arguments décisifs pour la séparation. N'estce donc pas là un série de titres suffisants pour être tiré de I'injuste^oubli des.hommes ? Sauf une thèse de doctorat, qui date de 1860, et un article assez médiocre de Sainte-Beuve, voilà tout ce qu'on peut noter de notable parmi ces travaux de nos contemporains sur l'inlassable écrivain qui eut le seul tort d'être de deux cents ans en avance sur l'esprit public. Ne conviendrait-il donc pas de lui rendre l'hom mage qu'il mérite ? La hardiesse de ses idées lui a créé des ennemis qui vivent encore, car ils ont leur demeure à Rome et l'on sait que ces Protées-là ne meurent pas. On est donc en pleine actualité en rappelant ses services. Né en 1658, mort en 1743, l'abbé de SaintPierre est surtout connu comme inventeur du mot bienfaisance ; c'est d'Alembeit, surtout, qui a propagé cette légende ; il a écrit, en ef fet, dans ses Eloges historiques : « La langue française lui est redevable d'un mot précieux, celui de bienfaisance, dont il était juste qu'il fût l'inventeur tant il avait pratiqué la vertu que ce mot exprime. » Le mot de bienfaisance se trouve dans les œuvres de Balzac, qui mou rut quand notre abbé n'avait que sept ans ; il y a donc là une erreur manifeste. La vérité est que l'abbé de Saint-Pierre a répandu le mot et propagé la doctrine, comme Parmentier a répandu la pomme de terre, qui, avant lui, était réservée au parfait animal qu'a chanté Monselet D'Aîembeit, plus justement, assure qu'il est « l'auteur d'une expression qui exprime d'une façon très heureuse un des principaux travers des hommes : c'est le mot gloriole si bien adapté à cette vanité puérile qui ne vit que de la fumée la plus légère et la plus prompte à s'exhaler ». C'était un écono miste froid, austère, méthodique, n'ayant en vue que l'utilité. Il voulait qu'on apprît aux enfants « un métier utile et solide et non 'es langues, la danse et la musique ». L'homme qui, peut-être, a jeté le plus grand nombre d'idées pratiques dans un mon de arriéré et frivole est à peu près inconnu de notre génération. L^n bibliothécaire d'une grande bibliothèque de Paris m'a dit, il n'y a pas longtemps, qu'il ne connaissait de ce nom que Bernardin de Saint-Pierre. Le dédain de la forme littéraire, le désordre et la confusion dans le travail paraissent les causes les plus précises d'un oubli d'autant plus étrange qu'au xvim siècle il fut l'un des écrivains 'es plus lus et les plus commentés. Sainte-Beuve ne pouvait pardonner ces défauts au pauv:e abbé et la sévérité de son jugement sur lui jst née de là : « C'était un bon sujet, un presbyte qui voyait de loin, nullement de près. » Com me Fontenelle lui conseillait de retrancher quelques phrases trop négligées : « Ces sortes de discours, répondit-il, ne méritent pas pour l'utilité dont ils sont à l'Etat plus de deux heures de temps ; j'y en ai mis quatre et csla est fort honnête. » Il était, en 1712, avec l'abbé de Polignac au congrès d'Utrecht lorsqu'il conçut son Projet...