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Le Soleil, 2 septembre 1898

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Le Soleil
2 septembre 1898


Extrait du journal

« PATENT » Je viens d’être victime d’une maladie com mune à nombre de mes contemporains ; mais comme il m’arriva de m’en apercevoir à temps, je voudrais que la leçon pût profiter à d’autres. Cette maladie, c’est l’anglomanie. L’anglomanie, que d’aucuns dénommeront le snobisme, fait que rien ne vaut que ce qui est fabriqué chez nos voisins d’outre-Manchc, surtout au point de vue des menus objets de toilette. L’anglomanie régit nos jeunes élégants ; et nos jeunes Fran çais sont tellement anglais dans leur mise, que pour ne point crotter leurs pantalons à Paris,ils les retroussent quand il pleut à Londres. Or moi aussi j’ai sacrifié au faux dieu, et je n’achetais que des bretelles anglaises, à telles enseignes que le mot « Patent » qui veut dire « breveté » me suffisait comme garantie quand je l’avais vu imprimé, doré ou gravé en un point quel conque de l’ustensile en question. Un beau jour le marchand me dit d'un air narquois : — « Monsieur, je veux bien vous confier un secret parce que vous êtes journa liste et que je suis sûr que vous ne le direz à personne ; mais le mot « Patent » sur un produit quelconque indique une origine allemande bien plus qu’une origine anglaise. » Et comme je le regardais tout ébahi quand il eut prononcé cette dernière phrase dont l’énormité me renversait, il tira délicatement d'un de scs cartons une note d’un négociant de Leipzig où se trouvaient facturées les bretelles anglaises dont il vendait, m’ajouta-t-il, de grosses quantités. Il m’expliqua que l’industrie allemande, pour pouvoir lutter contre l’industrie anglaise, ne reculait devant aucun moyen. Il y a une dizaine d’années, les objets en question étaient impor tés en Angleterre et de là réexpédiés en France, ceci pour nous laisser croire qu’ils avaient été fabriqués en Angleterre. Mais il fallait ainsi frapper la marchandise d’un double port et d’un double droit de douane ; elle parvenait donc chez nous à des prix exorbitants. Les Anglais, gens pratiques, se sont rebiffés contre cette concurrence. Us ont exigé que tous les produits de fabrication allemande fussent estampillés d’une marque prouvant leur lieu d’origine ; il fallut que ces objets fussent revê tus de la marque Madc in Germany, qui veut dire: « Fabriqué en Allemagne ». Or cette me sure a eu un double résultat : elle a d’abord prouvé que de nombreux objets que l’on croyait anglais venaient d’Allemagne et que ce dernier pays les confectionnait tout aussi bien que l’Angleterre. Plus de monopole donc : puisque les deux pays se fournissaient l’un chez l’autre. Le second résultat fut plus imprévu, puisqu’il fallait l’estampille Madc in Germany pour laisser pénétrer les objets en Angleterre, les Allemands continuèrent à en fabriquer avec l’estampille » Patent », et ils les importèrent directement en France-Il a suffi pour cela de s’entendre avec les négociants français. L’entente a été facile parce que entre deux marchandises, l’une anglaise, de fabrication mas sive, solide et l’autre française, de fabrication élé gante, luxueuse même, il y avait place pour un troisième genre de marchandise qui paraîtrait solide et en même temps élégante, mais qui serait bon marché. C’est précisément la spécia lité des Allemands ; ils n’ont aucune initiative dans l’industrie de luxe, mais ils savent copier servilement et aussi sans scrupule tous les modèles, et ils savent les établir à des prix dé risoires, en y faisant entrer des matières pre mières de qualité inférieure. Ils sont arrivés à leurs tins qui étaient d'aug menter leurs débouchés ; et ils s’en sont créé non seulement en France, mais à l’étranger, ils ont infesté tous les pays où ils ont envoyé leurs voyageurs de commerce, ils ont même eu la suprême adresse de se servir, pour placer leurs produits, de la langue du pays ; en Russie ils mirent des marques de fabrique russes, et ainsi de suite. Celte façon de procéder a naturellement porté un gros préjudice à l’industrie anglaise ; car l’Anglais a ceci de commun avec nous autres, qu’il reste lui-même partout, qu’il ne s’assimile pas aux autres nations, il ne cherche même pas à parler d’autre langue que la sienne, tout comme nous. L’Anglais a donc été lésé en cette affaire, et c’est nous qui en avons bénéficié ; car l’on est revenu, paraît-il, à de meilleurs sentiments chez nous ; comme les objets maFqués « Patent » étaient de qualité inférieure étant donnée leur origine allemande, on achetait les ustensiles français qui sont solides, durables et en même temps artistement confectionnés. C’est notre industrie nationale qui reprend peu à peu le dessus. Aussi, c’est bien décidé pour ma part, quand je verrai la marque « Patent » sur des bretelles, je saurai à l’avenir ce qu’elle signifie. S’il en pouvait être de même pour nombre de nos habi tudes et pour nombre de nos entraînements irréfléchis? « A beau mentir oui vient de loin. »...

À propos

Fondé en 1873 par Édouard Hervé, Le Soleil était un quotidien conservateur antirépublicain. Avec son prix modique, il cherchait notamment à mettre la main sur un lectorat populaire, audience qu'il n'arrivera toutefois jamais à atteindre du fait de ses orientations politiques. Le succès du journal fut pourtant considérable à une certaine époque, tirant jusqu'à 80 000 exemplaires au cours de l'année 1880.

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